The Batman
États-Unis, 2022
De Matt Reeves
Scénario : Peter Craig, Matt Reeves
Avec : Paul Dano, Colin Farrell, Zoë Kravitz, Robert Pattinson, Andy Serkis, John Turturro, Jeffrey Wright
Photo : Greig Fraser
Musique : Michael Giacchino
Durée : 2h56
Sortie : 02/03/2022
Lorsqu'un tueur s'en prend à l'élite de Gotham par une série de machinations sadiques, une piste d'indices cryptiques envoie le plus grand détective du monde sur une enquête dans la pègre, où il rencontre des personnages tels que Selina Kyle, alias Catwoman, Oswald Cobblepot, alias le Pingouin, Carmine Falcone et Edward Nashton, alias l’Homme-Mystère. Alors que les preuves s’accumulent et que l'ampleur des plans du coupable devient clair, Batman doit forger de nouvelles relations, démasquer le coupable et rétablir un semblant de justice au milieu de l’abus de pouvoir et de corruption sévissant à Gotham City depuis longtemps.
GOTHAM CONFIDENTIAL
Depuis toujours, on a tôt fait de s'indigner de tel ou tel remake et, depuis que les licences ont la main-mise sur la production hollywoodienne, des inévitables reboots, de plus en plus tôt après la conclusion ou désapprobation par le public de la précédente itération. "Comment peut-on encore s'exciter pour un énième Batman?" demandent certains et si la lassitude est compréhensible face au onzième (!) film et cinquième version du personnage sur le grand écran, pourquoi cette question se pose-t-elle pour le cinéma et pas pour le théâtre? Jamais on ne remet en cause une nouvelle mise en scène d'une pièce de Shakespeare alors pourquoi nier à une nouvelle adaptation d'un matériau riche de plus de 80 années d'histoires et de traitements différents la possibilité de proposer quelque chose de différent et de pertinent? Au-delà de leurs qualités, les films de Matt Reeves ne témoignent pas d'une personnalité reconnaissable mais son Batman a le mérite d'en avoir une. Après le camp d'Adam West, l'expressionnisme gothique de Burton, les effusions crypto-gay de Schumacher, le réalisme romantique de Nolan et l'approche biblique de Snyder, Reeves renoue plus que jamais avec le polar urbain, non plus inspiré de Michael Mann cette fois mais très ouvertement de David Fincher. Le cinéaste ne se contente pas de singer son esthétique mais également son genre de prédileciton, la caractérisation de ses tueurs en série, des scènes entières, et, fait plus intéressant, le rapport au point de vue cher à l'auteur. Par le biais de cette approche, Reeves signe un serial thriller politique questionnant le statut des privilégiés, notamment celui d'un héros qui s'impose comme juge et bourreau.
Plus encore que Batman Begins, Reeves s'inspire grandement de Batman Year One, notamment d'un point de vue visuel, la direction artistique sous influence du dessin de David Mazuchelli et la colorimétrie paraissant directement calquée sur le travail de Richmond Lewis, et de The Long Halloween pour son récit d'une enquête sur des meurtres en série. Plus encore que Nolan et Snyder, Reeves cherche à contenter les fans qui réclament de voir davantage le Batman détective. Il est dommage alors de constater que malgré les presque trois heures de métrage, l'enquête progresse moins souvent par déduction du personnage que par des révélations arbitrairement apportées par des personnages secondaires (comme ce Alfred qui n'a que trois scènes, avec un Andy Serkis miscast). Loin de la démarche ancrée dans le réel de Nolan, Reeves opte pour une adaptation sur-stylisée, de la ville poisseuse sous pluie perpétuelle façon Seven à la voix off très littérale reprise telle quelle des petites cases de monologue intérieur des comics en passant par la performance d'un Colin Farrell grimé et cabot imitant Robert De Niro dans Les Incorruptibles. Son Batman écoute du Nirvana. Dans la diégèse. Reeves dit même s'être inspiré du Kurt Cobain de Last Days pour son Bruce Wayne, campé par un Robert Pattinson blafard aux cheveux noirs de jais qui retombent sur sa tête de façon pas coiffée même quand il sort en public. Ce Bruce Wayne n'est pas simplement torturé ou partagé entre ses différentes facettes, il est carrément addict. Et sa drogue c'est Batman. Ou plutôt, la Vengeance.
En 1989 comme en 2005, lors de sa première apparition dans chacun des premiers épisodes de ses sagas respectives, le justicier masqué répond au bandit qu'il corrige et qui lui demande qui il est : "I'm Batman". Ici, cette même scène offre une réponse différente : "I'm Vengeance". C'est d'ailleurs comme cela que les autres personnages l'appellent tout le long. Chez Reeves, Batman devient donc l'incarnation non pas tant de la justice mais de sa perversion, sa version extrême, la vengeance. A plusieurs reprises, le metteur en scène filme son arrivée comme la Faucheuse sortant des ombres, apparaissant à ses victimes comme symbole de la rétribution qui leur est due et qu'ils craignent tant. En lieu et place d'un thème héroïque, le motif musical de Michael Giacchino qui l'accompagne évoque la Marche Impériale de John Williams. La thématique de la vengeance est au cœur du film, au cœur de ce qui anime les principaux personnages, de Batman à Catwoman en passant par le Riddler. Si chez Nolan les méchants faisaient figure de terroristes, ici le bad guy est un tueur en série qui doit autant au Zodiac qu'à John Doe, dans son modus operandi, ses codes à décrypter, le nom qu'il se donne, le jeu de pistes avec un propos qu'il déroule... Une attaque en règle des puissants, corrompus par nature.
Dès le premier plan, Reeves joue avec nos attentes. La vue subjective d'un homme surveillant une demeure nous laisse penser que nous adoptons le point de vue de Batman alors qu'il s'agit de celui du Riddler. Mais plus tard, il adoptera une mise en image similaire pour Batman. L'analogie entre le protagoniste et son ennemi ne s'arrête pas là et passera toujours par le motif récurrent de l’œil. Les premiers criminels que Batman attaque sont un gang de mecs maquillés en blanc avec les yeux cerclés de noir. Plus tard, quand Batman enlève son masque, il a le même noir autour des yeux. Reeves assume le maquillage qu'aucun des autres films ne révélait mais créé ce faisant un lien entre le juge et ses victimes. L'un des gadgets de Batman est une lentille-caméra qui lui permet d'enregistrer tout ce qu'il voit et qu'il peut également prêter à quelqu'un d'autre pour voir à travers ses yeux. Une extension de l’œil humain qui confine à l'omniscience. Batman veille, Batman voit tout. Un regard divin, qui juge, symbole de son privilège. Mais de quel droit les puissants se permettent-ils de juger? C'est la question que semble poser le film, tant pour articuler son propos politique que l'arc du protagoniste, un homme qui commence le film en se définissant comme l'incarnation de la Vengeance, invoquée chaque soir par une lumière dans le ciel, et qui finit par devenir un sauveur, un phare à suivre dans la nuit. Une évolution qui se fait au contact des rares personnes honnêtes de la ville : Jim Gordon, Selina Kyle et Bella Réal, candidate à la mairie (et qu'elles soient toutes jouées par des acteurices noir.e.s n'est pas innocent). Dans une séquence qui rappelle cette fois un autre film de Fincher, Fight Club, le film trouve même une résonance (potentiellement presciente au moment du tournage) avec la réalité, évoquant l'insurrection du Capitole du 6 janvier 2021, dénonçant les méthodes fascistes des complotistes. Si The Batman n'est pas l'interprétation "définitive" que Reeves déclare avoir voulu faire, paraissant au cours de ces 2h56 parfois longuettes comme juste une aventure de plus, il apporte une pierre tout à fait solide et pertinente au canon décidément intarissable du personnage.