Ten
Iran, 2002
De Abbas Kiarostami
Scénario : Abbas Kiarostami
Avec : Mania Akbari, Amin Maher
Durée : 1h31
Sortie : 18/09/2002
Une femme circule au volant de sa voiture et accueille différents passagers à ses côtés.
Une voiture, deux passagers, un champ contre-champ, dix séquences, deux caméras DV. Imperturbable, Ten entame un lent décompte de 10 à 1 et se débarrasse de tout superflu. Exit travelling, panoramique ou toute autre parade visuelle. Circonscrite à un dispositif unique, la mise en scène tend à s’effacer au profit des acteurs et des dialogues. L’habitacle du véhicule constitue le seul espace scénique. Montés par ordre chronologique mais liés de manière abrupte, les différents tableaux suivent invariablement le même mode narratif. L’un après l’autre, les intervenants se succèdent, de jour comme de nuit. La conductrice s’arrête, se gare, sort du véhicule, revient, puis redémarre. L’écran fait office de pare-brise; vissé en face des deux acteurs, l’œil des caméras scrute les mêmes angles. Avec ses allures de film-concept rébarbatif, Ten offre un profil plutôt ingrat. En s’enfermant dans un système incongru, il n’évite pas un certain didactisme et court le risque de la redite. Mais une fois digérée, la dynamique de Ten révèle toute son ampleur. Passée cette nécessaire phase d’acclimatation, le dispositif redouble d’intérêt. Le premier choc frontal est rude, Abbas Kiarostami pose les bases de Ten: un plan séquence s’étirant jusqu’à satiété, sans autre enjeu que celui de la parole.
Un enfant entre dans la voiture. Reléguée hors-champ, la conductrice n’apparaît qu’en voix off. Leurs échanges houleux laissent peu à peu comprendre la nature de leur relation. L’enfant accuse sa mère de frivolité et lui reproche de les avoir abandonnés, son père et lui, après un divorce injustifié. Déviant sur un sujet plus polémique, la place de la femme en Iran, Ten dévoile enfin le cœur de son projet. L’enfant sera le seul personnage masculin du film. Buté, possessif, exaspérant, le petit garçon refuse la parole à sa mère -et lui refuse par là même d’entrer dans le champ-. Son discours, étonnamment adulte, reproduit déjà la pensée étriquée du père, silhouette anonyme aperçue de loin. Prisonnière de son statut de mère et d’épouse, la jeune femme se voit interdire toute volonté contestataire. Durant les neuf séquences qui suivront, Ten ne fera que bousculer les idées reçues de l’enfant. Véritable forum itinérant, la voiture de Ten n’accueillera plus que des femmes. Amie, croyante, prostituée ou future mariée, les confidentes de tout âge défendent chacune leurs convictions. Menacé d’asphyxie à tout moment, le dispositif n’épingle pourtant jamais ses actrices; Kiarostami réinvente dans la contrainte un espace de liberté, ouvert aux émotions, déconstruisant les chemins habituels de la fiction pour mieux affronter le réel.
Invisible dans la première séquence, la conductrice ne montre son visage que tardivement, le regard d’abord caché par des lunettes de soleil. Toute l’histoire de Ten repose sur ce dévoilement et ce relâchement progressifs. La violence et la crispation du départ cèdent le pas à l’apaisement et la confiance mutuelle. Ce qui s’apparente à un piège, s’avère un lieu de résistance, où sont bannis les jugements hâtifs. Observateur en retrait, Kiarostami est présent dans chaque plan. L’automatisme de la mise en scène n’annule jamais sa subjectivité. Né d’un traitement figé, Ten ne fait qu’adopter le point de vue d’un cinéaste engagé. En voulant s’éloigner des règles du cinéma courant, Kiarostami s’en créé de nouvelles. Et si le dispositif peut lasser, le propos est loin d’en ressortir appauvri. L’impression de surplace n’est qu’un leurre. Récit d’échanges et de voyages intérieurs, Ten laisse librement circuler la pensée et la parole. En chemin, la réflexion s’enrichit de points de vue divergents. Mais l’affectif finit par l’emporter sur l’essai théorique. Soudain, le dispositif éclate, le décompte s’achève, une tête se découvre. Dans un dernier sursaut, Ten ne donne plus rien à voir que l’image d’une liberté retrouvée.
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Le réalisateur
Palmé d’or en 1997 pour Le Goût de la Cerise, Abbas Kiarostami est le chef de file du cinéma iranien. Né à Téhéran en 1940, le cinéaste a étudié les beaux-arts à l’Université de Téhéran avant de fonder le département cinéma de l’Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes, fondation d’un véritable studio iranien. Il débute sa carrière de cinéaste en 1974 avec Le Passager et marque le monde du cinéma par des films d'une apparente simplicité qui jouent sur la frontière entre la fiction et la réalité. Membre du jury cannois en 1993, le réalisateur a toujours été bien accueilli à Cannes, malgré ses difficultés avec la censure iranienne. L’an passé, son documentaire, ABC Africa était présenté hors compétition.
Filmographie sélective
2002 Ten 1999 Le Vent nous emportera 1997 Le Goût de la cerise 1993 Au Travers des oliviers 1991 La Vie continue 1990 Close-up 1987 Où est la maison de mon ami ? 1974 Le Passager