La Taupe
Tinker, Tailor, Soldier, Spy
Royaume-Uni, 2011
De Tomas Alfredson
Scénario : Bridget O'Connor, Peter Straughan
Avec : Colin Firth, Tom Hardy, Gary Oldman
Photo : Hoyte Van Hoytema
Musique : Alberto Iglesias
Durée : 2h07
Sortie : 08/02/2012
George Smiley est l'un des meilleurs agents du "Cirque", quartier général des services secrets britanniques. Alors qu'il vient à peine de prendre sa retraite, le cabinet du Premier Ministre fait de nouveau appel à lui. Le centre de Moscou, leur ennemi juré, aurait un agent double, infiltré au sein du Cirque. Smiley est chargé de démasquer la taupe parmi ses anciens collègues.
LE RÉALISATEUR QUI VENAIT DU FROID
Révélé avec Låt den rätte komma in (déjà très mal traduit en Morse), et après une prolifique carrière dans son pays natal, le Suédois Tomas Alfredson s'offre pour son cinquième long métrage une excursion anglo-saxonne, mais non hollywoodienne, en adaptant le roman de John Le Carré Tinker Tailor Soldier Spy (tout aussi bêtement traduit en La Taupe). Derrière ce titre français bêta, qui réduit vulgairement ce film d'espions - plutôt que d'espionnage - à sa seule intrigue, se cache une approche autrement plus humaine du genre. De la même manière que pour les enfants et les vampires de son précédent film, ce sont les personnages qui intéressent le cinéaste avant tout, et non l'enquête autour de la taupe éponyme. Dans un monde où le genre semble dominé par des franchises d'action comme James Bond ou Mission : Impossible, il est difficile de signer un film capable d'aller au-delà du cahier des charges des blockbusters, même si récemment, en s'inspirant de faits réels, Munich (Steven Spielberg, 2005) et Fair Game (Doug Liman, 2010) proposaient une alternative à ces grosses machines. Des grosses machines qui ont également su mettre de l'eau dans leur vin avec leurs avant-derniers épisodes, Mission : Impossible III (J.J. Abrams, 2006) et surtout Casino Royale (Martin Campbell, 2006), plus proches de leurs protagonistes. Malgré tout, ces efforts demeuraient majoritairement axés autour de leur trame principale là où La Taupe, même s'il s'articule autour d'une enquête, fait la part belle à ses personnages. Ici, le MI6 a beau être surnommé "le Cirque", le personnage de John Hurt peut bien être baptisé Control, et les décors sembler sortir d'un film de science-fiction des années 60, le récit reste terriblement ancré dans le réel, à savoir un Londres gris-brun, où les espions ont tout perdu de leur glamour. Dix ans auparavant, on s'amusait de voir Pierce Brosnan, l'agent 007 du moment, dans l'adaptation du Tailleur de Panama (John Boorman, 2001) de John Le Carré tant l'écrivain aime offrir des alternatives à James Bond au travers de ses romans, et ici aussi, le Service Secret de Sa Majesté perd de sa superbe. Ainsi Colin Firth campe-t-il ici un vieux beau guindé qui n'a pour seule gloriole que les quelques anecdotes grivoises qu'il balance pathétiquement et Tom Hardy joue un agent de terrain tout ce qu'il y a de plus vulnérable, hanté par la femme qu'il a séduite pour le boulot. On est à des kilomètres de l'image de l'espion séducteur sans états d'âme.
LA CONSTANCE DE L'AGENT SECRET
C'est en cela que La Taupe s'avère authentiquement beau. Touchant. Dans ce portrait choral d'espions qui passent plus de temps dans des bureaux qu'à trotter le globe, jouant un rôle même auprès de leurs compères et compatriotes, cachant leurs secrets encore plus profondément que ceux de la nation, et continuellement appelés à sacrifier leur vie au nom de la loyauté. Chacun des personnages - servis par un casting exemplaire allant de Tom Hardy à Benedict Cumberbatch en passant par Colin Firth et Mark Strong - porte sa croix, sa douleur. A aucun moment un méchant ne jouit-il de ses manipulations, à aucun moment l'écriture ou la mise en scène ne surlignent-elles la trahison de l'un ou de l'autre. On n'ira pas jusqu'à dire qu'on se fout de l'enquête et de sa résolution - le crescendo est royalement mené d'ailleurs - mais la révélation éventuelle n'est clairement pas ce qui importe aux yeux d'Alfredson, ce n'est pas le point d'orgue du film. Le vrai choc n'intervient pas lors de la découverte de l'identité de ladite taupe mais plutôt lors de la mise à nu de l'espion, fragile comme jamais. A l'instar de son protagoniste, campé par un Gary Oldman qui confirme à chaque film être le plus grand caméléon de la profession (impossible de voir Lee Harvey Oswald, Dracula, Zorg, Sirius Black ou le Commissaire Gordon dans l'acteur qui incarne le grisonnant agent secret ci-présent), le film progresse tout en sobriété, intériorisant au maximum, avant d'éclater à la fin lors d'une confrontation qui semble placer le personnel avant le professionnel. Du coup, quand George Smiley pose sa main sur la rampe dans cette scène approchant du dénouement, le geste se fait poignant. Il y a une vraie classe tout le long et une vraie grâce dans certains moments. Cette direction de la photographie qui renvoie à Gordon Willis, avec un grain qui pose comme un écran de fumée sur tout le film, ces décors improbables, la musique calmement mélancolique d'Alberto Iglesias, tout illustre à merveille un scénario qui gère sa narration éclatée de manière remarquable et qui, après un premier acte un poil laborieux, ne fait que se rendre plus séduisant au fur et à mesure, porté également par de belles idées de mise en scène qui élèvent La Taupe au-delà du simple film d'espionnage, jusqu'à le rendre presque émouvant.