Salamandre (La)
Suisse, 1971
De Alain Tanner
Scénario : John Ratzenberger, Alain Tanner
Avec : Véronique Alain, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, Marblum Jequier, Bulle Ogier, Marcel Vidal
Durée : 1h30
Sortie : 28/01/2004
Pierre est journaliste et, comme de juste, fauché. Pour se refaire un porte-feuille, il décide d’accepter une proposition d’adaptation scénaristique d’un fait divers pour les besoins d’un téléfilm. Pour l’épauler dans cette tâche, il fait appel à son ami Paul, un écrivain tout aussi désargenté. Tous deux vont d’abord tenter de se passionner pour cette histoire d’"accident" de fusil de chasse entre un oncle et sa nièce, avant de nourrir une fascination pour cette dernière, la troublante Rosemonde…
PETIT SUISSE DEVENU GRAND
Alors qu’arrive sur nos écrans dans un mouvement critique assez mitigé le Tanner annuel, Paul s’en va, le travail titanesque de restauration de La Salamandre, mené par Memoriav et le laboratoire Schwartz-Film entre 1996 et 1999, arrive enfin à l’heure de la récolte. L’heure de (re)découvrir en copie neuve - sauvée in extremis des ravages du temps sur un master original fort mal conservé - ce qui reste encore la plus grosse réussite suisse à l’étranger. Emergeant des limbes de la mémoire cinématographique, le deuxième long métrage de Tanner vaut largement qu’on y revienne, sinon qu’on s’y arrête. Retour en arrière: début des années 70. La déferlante de la Nouvelle Vague vient de se briser définitivement sur les récifs de mai 68. Héritier de cette mouvance, nourri aux ciné-clubs et au Free Cinema britannique, camarade de caméra de Reisz, Richardson ou Anderson, archiviste de cinémathèque, Alain Tanner tente de bâtir sur le récent succès de son premier long Charles mort ou vif un second projet. Le cinéma suisse est alors encore jeune. Largement dominée par le cinéma étranger, américain notamment, la production nationale n’a sorti la tête de l’eau que depuis 1964, après plus de trente ans à vivoter sur un mode famélique. Emule tardif des diverses nouvelles vagues mondiales, qui se succèdent depuis la fin des années 50, le jeune cinéma suisse n’en est pas moins marqué par les mêmes thématiques. L’observation directe de la réalité helvète est au cœur du processus, émaillée de réflexions sociales et générationnelles saillantes. La Suisse s’interroge, clament les cinq courts métrages fondateurs d’Henri Brandt, que Freddy Buache estampillera à raison "pavé dans la mare des consciences tranquilles". L’identité cinématographique suisse trouve enfin ses défenseurs en les personnes de Goretta, Soutter, Seiler et d’autres. Les Apprentis, La Lune avec les dents, L’Inconnu de Shandighor, Siamo Italiani… A la lisière du documentaire, ces films revendiquent leur pauvreté de moyens, refusant les subventions… et ne bénéficiant que d’une diffusion limitée.
LOTTE IN HELVETIA
Pour circonvenir à ce lourd handicap, le jeune cinéma suisse se met en quête de nouveaux modes de production. Deux expériences porteront leurs fruits: Milos-Film, fondé en 1966 par quatre débutants (Yves Yersin, François Reusser, Jacques Sandoz et Claude Champion, largement appuyés par le critique Freddy Landry) et le plus fameux Groupe 5, regroupant en son sein les pointures montantes Roy, Lagrange, Goretta, Soutter et Tanner. Financièrement viable grâce à la télévision, le Groupe 5 enchaîne quatre films en moins de deux ans, Charles mort ou vif de Tanner, James ou pas de Sutter, Le Fou de Goretta, et Blackout de Roy, qui ouvrent la voie. La Salamandre débarque deux petites années après l’effervescence. Et, à lire la note d’intention (sous un maigre prétexte de narration, Tanner vise à filmer la révolte brute et urbaine d’une jeune femme), l’on aurait vite fait d’y voir une prolongation directe des thématiques en vogue, à savoir, en vrac, la question de l’identité, la solitude, la recherche du bonheur (souvent vaine), l’errance (urbaine ou bucolique), la tentation du départ… Mais le recul que nous donnent les trente années d’oubli nous permet de voir par-delà, et de nous souvenir que le début des années 70, c’est aussi l’enlisement des velléités révolutionnaires, étouffées dans l’œuf de mai 68. C’est l’époque où Les Cahiers du Cinéma surfent encore sur les obscurs embruns idéologiques de Vent d’Est ou de Lotte in Italia, défendent un cinéma revendicatif et codé, et ne parlent finalement plus qu’à eux-mêmes. Sous cette lumière nouvelle, le film prend un autre goût. "Chronique en couleurs noires et blanches", comme le proclame le générique, à l’heure où la couleur s’est largement institutionnalisée, singeant le cinéma-vérité dans ses failles, et donc refusant le vérisme, le deuxième long de Tanner prend d’étonnantes teintes parodiques.
REBEL WITH OR WITHOUT A CAUSE
De fait, film de dialogue plus que de situation, La Salamandre fuit le réel dans des poses théâtrales d’une torpeur inattendue. Il faut entendre l’incongrue voix-off proclamer comme un slogan que les fêtes de noël se font "menaçantes à l’horizon"; Pierre (Jean-Luc Bideau, plus en forme que jamais) et Paul (Jacques Denis, très juste) chanter à tue-tête, hilares, les pieds dans la neige: "Avant de crever, le capitalisme, dans sa perversité fondamentale, et la bureaucratie, dans son dogmatisme obtus, feront chier encore pas mal de monde!"; ou le patron de Rosemonde, lui proposer, sourire en coin: "Hum… ça vous dirait de faire un petit tour en Alfa, un de ces jours?". Le sommet était atteint par un échange évoquant ostensiblement Godard entre Pierre et Rosemonde (Bulle Ogier, unique et inoubliable féministe en mini-jupe de cuir). "Je reste", lui dit-elle. "Bien, restez… - Je dors ici, poursuit-elle. "Eh bien, dormez ici. - Je couche dans votre lit", insiste-t-elle. Un temps. "Je reste, je dors ici, je dors dans votre lit. Je couche avec vous". Un autre temps. "Je reste, je dors ici, je dors dans votre lit et je couche avec toi". Nulle surprise, dans ces conditions, si le thème de l’aliénation par le travail, constante du cinéma d’auteur du début des années 70, passe d’abord par le rire et l’allusion sexuelle. Où l’on voit Rosemonde fourrer la chair à saucisse dans des condoms comestibles. Mais, ici comme ailleurs, Tanner ne se contente pas de brocarder la pose trop marquée des auteurs de la Nouvelle Vague. En effet, la scène se prolonge, se répète, presque à l’infini, et le rire se lézarde pour céder la place à la contestation politique, subtilement. C’est alors qu’on comprend pourquoi la Rosemonde de Tanner nous faisait tellement penser à la Wanda de Barbara Loden. Et qu’on lui trouve une force au moins similaire.
En savoir plus
L’Avant-Scène Cinéma a reproduit l’intégralité (y compris les scènes coupées) du scénario de La Salamandre dans son numéro 125, daté de mai 1972. Elle est complétée par une courte interview du réalisateur et par une sélection de critiques de l’époque. Le numéro est épuisé, mais en cherchant bien dans les étalages des bouquinistes, il est encore possible de tomber dessus…