Rois et reine

Rois et reine
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Deux destins qui se croisent: celui d’Ismaël, interné de force dans un hôpital psychiatrique; celui de Nora, jeune mère veillant au chevet de son père mourant. Deux vies que tout sépare, et entre lesquelles se trouve un enfant, que Nora a eu d’un premier mariage, et que Ismaël a élevé.

O FAMILY, WHERE ART THOU?

Comme d’habitude chez Desplechin (plus d’une décennie déjà depuis son premier film), il faut aller au-delà de la durée dissuasive du métrage pour en mesurer toute la beauté, la force et le caractère. Comme d’habitude chez le cinéaste, c’est du tout ou rien, dans un film qui vous happe dès le premier plan, dès même le générique d’une paradoxale simplicité; ou qui vous laisse au contraire sur le bas-côté, observant de loin les destins antithétiques des deux personnages. La formidable générosité d’un cinéma en perpétuelle amélioration impose le réalisateur de La Sentinelle comme le plus grand cinéaste français apparu ces quinze dernières années. Un réalisateur en constante remise en cause, qui met en scène film après film un "work in progress", une élaboration en direct d’une famille idéale qui graviterait autour de personnages perdus, comme dépossédés de leur propre substance suite à la perte des repères habituels. Nora perd toutes ses belles certitudes en même temps que son père. Ismaël perd son indéterminisme et sa liberté en étant interné. Mais avant même les personnages, il y a l’auteur, qui a grandi, a vieilli, et son cinéma avec. Qu’est devenue la famille Desplechin? Elle se recompose, tout simplement. Autour d’Emmanuelle Devos, complice de toujours et présente dans tous les films à l’exception de l’avant-dernier (Léo en jouant "Dans la compagnie des hommes"); autour de Mathieu Amalric, qu’il a révélé; Catherine Deneuve, Maurice Garrel, Jean-Paul Roussillon, Hippolyte Girardot, Noémie Lvovsky, tous magnifiques… La "presque famille" du cinéaste, c’est aussi celle à laquelle il convie son spectateur, celle qu’il oppose aujourd’hui à ce microcosme sérieux, imperturbable, intellectuel de ses premiers films, passés aujourd’hui à l’état de fantômes. Et personnifiés par cet ange triste, le mari décédé joué par Joachim Salinger, frère et clone du double filmique de Desplechin il y a dix ans. Le passé hante depuis toujours le cinéma du réalisateur. Aujourd’hui, il s’agit du passé de la famille, du personnage, et non plus celui d’une Guerre froide entraperçue à travers les yeux vides d’une tête de mort.

LE ROI EMOI

Chef de file d’une génération FEMIS aujourd’hui perdue et à la maturité évidente (que sont devenus Eric Rochant, Christian Vincent, Pascal Ferrand, etc.?), Desplechin est celui qui renouvelle le plus les codes et les formes dans lesquels il évolue. Exploration et exploitation des genres utilisés (policier pour La Sentinelle, film à costumes dans Esther Kahn, thriller financier avec Léo…), démultiplication des formes aujourd’hui dans un film éclaté, qui bouleverse la narration habituellement très linaire du cinéaste. Flash-back, rêves, imaginaire, le film bascule fréquemment dans l’onirisme le plus total, et la photographie aux tons très contrastés (la clarté et la luminosité des scènes d’Ismaël versus l’obscurité mélancolique du drame que vit Nora) amplifie cette impression. Revendiquant clairement un cinéma de divertissement (entendu qui s’oppose au cinéma que l’on désigne communément et hautainement comme "intello"), Desplechin retrouve certains préceptes, aussi bien formels que narratifs, de la Nouvelle Vague et de ses disciples. Eclairage naturaliste, voire naturel, fractionnement du récit, intertitres, personnages interviewés face caméra, autant de codes usités précédemment par les dinosaures que furent Godard, Allio, Rivette… Des codes qu’il utilise aujourd’hui non plus pour ranimer un cinéma national souffreteux, mais au contraire pour donner à son film une apparence, une structure, qui coïncide avec son intention. Clarté versus obscurité, burlesque façon Godard dans Soigne ta droite contre fantastique, c’est la dichotomie que propose un film double mais d’une grande fluidité, qui verse autant dans un genre que dans l’autre en fonction du personnage abordé. On pense à Jerry Lewis, on pense à Chaplin pour ces scènes où Amalric évolue dans cet hôpital psychiatrique. On pense aussi à Bergman pour cette façon de distiller une atmosphère menaçante autour de la notion de deuil. Au-delà de ça, de la part de Desplechin qui se veut ou se rêve un cinéaste de genre, il ne serait pas incongru de l’imaginer marqué par les films récents de Shyamalan au point de s’en inspirer, notamment dans l’utilisation de la lumière et le rapport à la mort (la scène de lecture, par le fantôme du père, d’une lettre à sa fille).

LA CRAINTE FIT LES DIEUX; L'AUDACE A FAIT LES ROIS

Fractionnement d’un film aux embranchements nombreux, donc. Deux vies parallèles, ou plus exactement deux courbes incertaines, qui se croisent et interfèrent l’une avec l’autre. Et qui ont pour dénominateur commun la personne de l’enfant. Elias. Sans doute le personnage le plus important du film, celui par lequel le film va circuler obligatoirement, s’absoudre du passé pour mieux appréhender l’avenir au cours d’un épilogue majestueux, d’une simplicité admirable. Elias, fils d’un père, élevé par un autre père, puis par le grand-père, c’est le lien transitoire de cette "presque famille" (terme qu’utilise Ismaël pour désigner ce microcosme) constituée des deux adultes et de l’enfant. L’attache par laquelle Ismaël parviendra à devenir adulte, en refusant par honnêteté de l’adopter, sublime aveu d’impuissance. L’attache par laquelle Nora, enfermée à Grenoble et assaillie par les fantômes, acceptera les critiques post-mortem de son père. Rois et reine est un film hanté par la mort, pour mieux en glorifier la vie. La vie dont les deux personnages vont devoir accepter le changement, en bien, en mal, c’est selon. Devenir roi pour l’un, devenir reine pour l’autre, ou au contraire descendre de ce piédestal sur lequel ils s’étaient chacun installé par égoïsme, abandon ou désenchantement, et prendre leur destin fait de dangers et d’incertitudes à bras le corps. Chaque événement, chaque scène, chaque personnage rencontré devient le maillon d’un chemin de croix inversé, par lequel Ismaël va trouver un destin autre que celui de mourir; par lequel Nora va acquérir une âme certes fragile, mais humaine. Ismaël ne dit-il pas au début du film que "les femmes n’ont pas d’âme… Vous avez déjà vu une femme prêtre ou une femme rabbin?". Que l’homme suit un destin tout tracé vers la mort tandis que la femme vit dans des bulles, voguant de l’une à l’autre? Et si tout n’était pas si simple…

par Anthony Sitruk

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