Phoenix
Allemagne, 2014
De Christian Petzold
Scénario : Christian Petzold
Avec : Nina Hoss
Durée : 1h38
Sortie : 28/01/2015
Juin 1945. Grièvement blessée et défigurée, Nelly, une jeune femme rescapée d’Auschwitz, rentre enfin chez elle, à Berlin. Elle est accompagnée de sa fidèle amie Lene, une employée de l’Agence Juive. A peine sortie d’une opération de reconstruction faciale, Nelly part à la recherche de son mari, Johnny, même si Lene le lui déconseille vivement. Toute la famille de Nelly a été exterminée. Johnny, convaincu que sa femme n’a pas survécu, ne la reconnaît pas quand enfin elle le retrouve. Il ne voit en elle qu’une troublante ressemblance et ne peut pas croire qu’il s’agit bien d’elle...
RISE LIKE A PHOENIX
Toter Mann, l’homme mort. C’était le titre d’un des premiers longs métrages de Christian Petzold (lire notre entretien), mais il pourrait être celui de chacun de ses films, qui sont tout autant de portraits d’hommes ou de femmes absents, cherchant à tout prix à réintégrer le monde qui les entoure. Des revenants invisibles tentant de retrouver leur place parmi les vivants, des fantômes, pour reprendre le titre d’un autre de ses films. Nelly, l’héroïne brisée de Phoenix, est elle aussi une femme morte, une femme sans identité. Une silhouette chétive qui titube parmi les ruines de sa ville détruite. Le spectre d’une rescapée des camps, officiellement laissée pour morte, au point que personne ne l’attend, défigurée au point que nul ne la reconnaît. Tel le phœnix, Nelly n’est que cendres, deux yeux hagards que l’on devine derrière les inquiétants bandages qui recouvrent intégralement son crâne. Les premières scènes du film la montre en position fœtale, balbutiant des premiers mots, effectuant des premiers pas hésitants, réapprenant à manger. Sans visage ni identité, Nelly a tout à réapprendre. Malgré sa violence, cette coming of age story métaphorique serait encore trop classique si l’héroïne ne tombait pas en plein vertige identitaire en retrouvant son mari, qui la prend pour une autre. Sans spoiler les raisons qui l’y poussent, Nelly se retrouve à devoir jouer son propre rôle, singeant une image révolue d’elle-même, marchant littéralement dans ses chaussures, travestie. This is the (wrong) girl.
Phoenix, c’est aussi avant tout l’association de deux incroyables talents. Nina Hoss et Christian Petzold forment une dream team au panthéon de ce que le cinéma européen contemporain peut proposer de plus excitant. La fantasmagorie élégante de la mise en scène de Petzold en fait l’un des meilleurs filmeurs de spectres, dans la lignée de Kiyoshi Kurosawa et Jacques Tourneur. Une nouvelle fois au sommet, Nina Hoss, la Hoss, réussit quant à elle à bouleverser tout en surprenant. Elle qui, dans sa carrière encore jeune, a toujours joué des femmes fortes, se révèle particulièrement percutante. Mi-oiseau blessé, mi-créature mythologique. S’ils ont souvent tourné ensemble (c’est ici la cinquième fois), Phoenix n’est que leur second film en costume, après le succès de Barbara. Et pourtant point de redite ici. Malgré les clins d’œil (le vélo dans la forêt), l’effet miroir entre les deux films n’est presque qu’un leurre. Il faut dire qu’en France comme aux Oscars, le public n’aime jamais autant le cinéma allemand que lorsque celui-ci se penche sur son passé avec didactisme. Or, il était jusqu’ici aisé et tentant d’opposer cette grande famille des films historiques germanophones aux œuvres de l’École de Berlin, mouvement aux préoccupations cinématographiques plus brutes et contemporaines. Il est un peu ironique de voir que Petzold, l’un des fers de lance de ce mouvement, se réapproprie ici d’une certaine façon l’ADN même du cinéma allemand : le film sur le troisième Reich, et il le pervertit à sa manière. Si l’auteur de Yella laisse derrière une partie de son minimalisme, ceux qui craignaient que sa singularité ne se soit diluée seront rassurés par un scénario saisissant qui va encore plus loin dans ses thématiques fétiches. Car, peu importe ce contexte. Au final, Phoenix est bel et bien un film de revenants.
A la fois double et fantasme, Nelly n’est presque plus tangible. Lorsqu’elle rase timidement les murs, Petzold la filme comme une simple silhouette colorée, en deux dimensions. Et lorsqu’elle se faufile anonymement dans la nuit, on ne distingue plus qu’une mèche de ses cheveux, sur lequel tombe un faible rayon de lumière, comme une créature de mirage, morcelée. Des images saisissantes, qui prouvent que Phoenix, grand film de mise en scène, ne peut être réduit à son scénario, aussi brillant soit-il. Mais qui est le fantôme, quand la protagoniste est décédée, et va jusqu’à parler de son ancien moi à la troisième personne ? Qui est le fantôme alors que Nelly est la seule à sourire et à se démener, alors que tout le monde autour d’elle a l’air déjà mort, et se trouve dans une stupeur éteinte, où le passé n’est qu’une ruine et où personne ne croit à un avenir. Malgré cela, et c’est peut-être bien là la plus grande surprise: Phoenix est le film le plus optimiste de son auteur. La résurrection du phœnix s’achève avec son chant, une complainte où Nelly retrouve sa voix et sa voie, autant pour siffler la fin de la partie que pour enfin tomber le masque, et montrer que la vie est de son côté. On la croyait morte, mais Nelly est la plus vivante de tous : le futur lui appartient. Rise like a phoenix.