Pentagon Papers

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Pentagon Papers
Post (The)
États-Unis, 2017
De Steven Spielberg
Scénario : Liz Hannah, Josh Singer
Avec : Tom Hanks, Matthew Rhys, Meryl Streep, Bradley Whitford
Photo : Janusz Kaminski
Musique : John Williams
Durée : 1h55
Sortie : 24/01/2018
Note FilmDeCulte : *****-
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Première femme directrice de la publication d’un grand journal américain, le Washington Post, Katharine Graham s'associe à son rédacteur en chef Ben Bradlee pour dévoiler un scandale d'État monumental et combler son retard par rapport au New York Times qui mène ses propres investigations. Ces révélations concernent les manœuvres de quatre présidents américains, sur une trentaine d'années, destinées à étouffer des affaires très sensibles… Au péril de leur carrière et de leur liberté, Katharine et Ben vont devoir surmonter tout ce qui les sépare pour révéler au grand jour des secrets longtemps enfouis…

QUATRIÈME POUVOIR, PREMIER DEVOIR

« C’était la seule année pour faire ce film ». Avec ces mots, Steven Spielberg résume tout son projet. Le cinéaste, alors en pleine préparation de The Kidnapping of Edgardo Mortara, peine à trouver l’enfant idéal pour en tenir le rôle-titre et se voit remettre par la productrice Amy Pascal le scénario d’une débutante relatant la lutte du Washington Post pour publier un rapport top secret du gouvernement sur la guerre du Vietnam encore en cours et la place de la propriétaire du journal, Katherine Graham, dans cette affaire. Ni une ni deux, il met son autre film en stand by et prévoit de réécrire, tourner, monter et sortir le film en moins d’un an, pour ne rien perdre de sa résonance. Pour le meilleur et pour le pire, Pentagon Papers est un film qui a été fait dans l’urgence. Le "pire", et c’est un mot bien trop fort pour ce que l’on pourrait reprocher au film, c’est sans doute l’écriture qui aurait probablement mérité quelques passes supplémentaires. Quand Lincoln finit par sortir en 2012, chaque scène, chaque personnage, chaque réplique, témoigne d'une entreprise portant le poids des années de travail sur le scénario. Ce n'est pas un hasard si le film a mis plus de 10 ans à se faire. Avec un peu plus de temps, Pentagon Papers aurait pu atteindre ce niveau de perfection. Mais ce n'est pas le projet du film. En l'état, Pentagon Papers brille par le "meilleur" de la démarche et s’avère un film urgent, bouillonnant, de rage et de portée thématique, un portrait féministe et engagé et encore tristement actuel et un nouveau témoin de la responsabilité que Spielberg ressent en tant que conteur hors pair de notre époque.

Si l’exemple de Lincoln vient à l’esprit, ce n'est pas juste parce qu'il s'agit du dernier Spielberg exemplaire, mais parce qu'il s'agit sans doute du film le plus proche dans le fond et dans ses mécanismes de Pentagon Papers. Les deux oeuvres s’intéressent à la procédure, à l'union d'un groupe de gens, souvent dans des bureaux, quand ils ne sont pas sur le terrain à oeuvrer de manière illégale malgré l'institution qu'ils incarnent, et par l'urgence. Il faut acquérir suffisamment de votes pour faire passer le 13ème Amendement avant la fin de la Guerre. Il faut mettre la main sur les Pentagon Papers afin de traiter du sujet dans notre journal pour qu'il soit pertinent. Le film revêt ainsi un aspect méta vis-à-vis de son intrigue. Pour Spielberg, il fallait faire le film au plus vite afin de parler de Donald Trump et de la position des femmes. Dans notre critique du Bon Gros Géant, nous écrivions à propos de Spielberg que « la communication a toujours été LE thème sous-jacent de toute sa filmographie, que ce soit celle entre les humains et les extra-terrestres ou celle entre Israëliens et Palestiniens. Cela dit, depuis quelques films, l'auteur parle plus spécifiquement de communication par le biais du storytelling - Tintin qui n'a de cesse de dire "I'm always looking for a good story. That's my job", Lincoln et ses anecdotes pour amadouer ses interlocuteurs - et Le BGG est la première fois qu'il parle aussi frontalement de sa propre fonction de conteur d'histoire. » Pentagon Papers continue de creuser cette pensée. L'aspect que n’avions pas évoqué en parlant de cette idée, c'est la notion de responsabilité.

La Liste de Schindler n'était pas le premier des drames historiques que l’on qualifie bêtement de « films sérieux » de Spielberg mais il était le premier à témoigner, au travers de son protagoniste mais également de l'approche de son auteur, de cette responsabilité qui lui incombe. Un devoir, en tant que cinéaste le plus célèbre, en tant que nom qui attire les foules plus qu'aucun autre. C'est le vrai tournant entre ses drames historiques d'avant et ceux d'après. Je me dois de parler de l'Holocauste. Je me dois de parler du conflit israëlo-palestinien et du terrorisme. Je me dois de parler de la liberté de la presse et de l'oppression patriarchale. Il ne s'agit donc plus de communication entre ses personnages mais de la communication entre l'artiste et le public. Et le parallèle n'a jamais été aussi marqué qu'ici, où l'histoire qui est contée n'est autre que l'Histoire. Lincoln avait pour responsabilité de diriger le peuple, même si ce dernier désapprouvait. Le Bon Gros Géant avait pour responsabilité de le divertir. Le Washington Post a pour responsabilité de l'informer. Divertir et informer, les deux missions qui caractérisent la filmographie de Steven Spielberg. Le metteur en scène a choisi un autre support pour raconter ses histoires mais peu importe le média, la communication reste la meilleure arme.

Dès la première scène, alors que des soldats se préparent, l'un d'eux n'a pas un fusil mais une machine à écrire. Au-delà de la filiation avec le Caporal Upham d'Il faut sauver le soldat Ryan, c'est le premier symbole du propos de Spielberg. Au-delà du double message évident dès l'annonce du projet sur le Premier Amendement et l'émergence d'une femme dans un monde d'hommes (et d'un sous-propos moins attendu opposant l'intégrité au capitalisme ou à l'amitié), c'est la façon dont il caractérise les machines à écrire comme des fusils, les lettres gravées que l’on sélectionne dans les machines d'imprimerie comme des balles que l'on insère une à une dans un chargeur, les paquets de journaux comme des bombes qu'on lâche devant le Capitole, le travail d'investigation comme une mission d'espionnage, qui font du film une lettre d'amour énervée au métier de journaliste. Jadis, les "men on a mission" de Spielberg étaient flic et pêcheur (Les Dents de la mer), soldats (Il faut sauver le soldat Ryan) ou agents du Mossad (Munich). Aujourd'hui, ce sont des politiciens (Lincoln) et des journalistes.

Il faut voir le film s'attarder sur les détails d'une époque analogique où un bout de papier devait être emmené à la main par un coursier d'un endroit à un autre en vitesse et en secret pour comprendre ce qui fascine Spielberg dans le quotidien de ces hommes et femmes en qui on place notre confiance pour nous dire ce qu'il se passe dans le monde. Il faut voir cette scène, tout droit sortie de Munich, dans laquelle un journaliste retrouve un informateur dans une chambre de motel où les papiers incriminants tapissent la pièce et le directeur de la photographie Janusz Kaminski éclaire la scène comme si la lumière, symbole de révélation chez Spielberg, provenait directement des feuilles, de l'information, projetant les ombres des deux personnages sur les murs derrière eux de façon puissante et menaçante. En termes de mise en scène, c'est clairement pas le Spielberg du Pont des espions. L’urgence susmentionnée se manifeste également dans la forme. C'est comme si Spielberg avait lu le scénario, appelé Janusz pour dire "on se retrouve sur le terrain, faut y aller maintenant!" et qu'il n'y avait pas le temps de foutre un pied de caméra. L’énergie qui se dégage de ce film, semblablement tourné caméra au poing, est proprement dingue. On en sort avec l'impression que le film a duré 20 minutes. Spielberg est le roi du mouvement de caméra motivé. La caméra ne bouge jamais pour rien. Ainsi, même lorsqu'il laisse durer les plans, la mobilité de la caméra, épousant toujours la façon dont les acteurs circulent au sein du décor, rend le film plus vivant que jamais. Et ce n'est pas pour autant que Spielberg en oublie de composer ses cadres. L'énergie est celle d'un reportage de guerre mais la mise en scène exploite les magnifiques décors, qu'il s'agisse des bureaux du journal ou des luxueuses demeures, afin de créer des oppositions, des espaces clos ou des lignes de fuite angoissantes.

Il y a aussi toutes ces façons de blocker la scène autour de Meryl Streep. Si la performance inattendue de l'actrice, toute en vulnérabilité et hésitation, ne suffisait pas, Spielberg ne cesse de l'oppresser en plaçant plusieurs acteurs masculins dans le cadre avec soin, soulignant son effacement délibéré. Comme il en a l'habitude, il va même jusqu'à reprendre la composition d'un tableau de Norman Rockwell où plusieurs hommes entourent une femme, prenant les décisions à sa place. Ce que l'histoire vraie offre de magnifique au récit, ce n'est pas juste la confluence entre un combat contre le gouvernement et l'histoire d'une femme qui prend conscience de sa force, c'est la réalisation qu'il s'agit dans les deux cas d'un seul et même problème : la censure de la parole. Celle, au grand jour bien que drapée derrière un patriotisme faux-cul, de la presse et celle, insidieuse parce que systémique, des femmes. Et la corrélation entre la libération de la parole d'une femme et le tournant permis par les conséquences est la plus belle leçon que la réalité pouvait donner. Notons d'ailleurs cette scène dont le didactisme est compensé par le fait qu'il s'agit pour une fois non pas de mansplaning mais de womansplaining, ouvrant les yeux au protagoniste (très) masculin, ce bon vieux newsman interprété par un Tom Hanks plus brusque qu'à l'accoutumée. Ce que nous dit le film, c’est que lorsqu’elles l’ouvrent, elles peuvent changer le monde.

À l'heure où Time Magazine choisit comme personnalité de 2017 les briseuses de silence ayant lancé le mouvement des accusations pour agressions sexuelles, Pentagon Papers se fait particulièrement bûlant. Les choses commencent à peine à changer et cela se fait encore dans la douleur. Quarante-six ans séparent les événements du film de la présidence de Trump mais le film ne se contente pas de dresser un parallèle entre les agissements de Nixon - toujours filmé de la même manière : de dos dans son bureau, de véritables enregistrements de ses propos se substituant à des répliques, et toujours dans l'encadrement de la fenêtre de la Maison Blanche, un son drone et menaçant conférant tout son poids effrayant à l'institution - et ceux de Trump et ses accusations de "fake news". Il se termine presque sur une menace. Munich choisissait comme image finale les tours du World Trade Center comme constat désabusé du cycle sans fin et inepte de la vengeance. L'épilogue de Pentagon Papers est plus grossier mais surtout plus coléreux, une menace proférée avec un sourire narquois, faisant du film comme une préquelle à l'affaire du Watergate, qui dirait "vous n'êtes plus intouchable. Vous allez tomber."

par Robert Hospyan

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