On n’est pas des marques de vélo
France, 2003
De Jean-Pierre Thorn
Scénario : Jean-Pierre Thorn
Avec : Jimmy Kiavué, Sidney Lumet, Gabin Nuissier, Kool Shen
Durée : 1h29
Sortie : 24/09/2003
Breaker talentueux issu de la génération "Sidney H-I-P-H-O-P", Ahmed M’Hemdi, de son nom de scène Bouda, a croupi quatre années derrière les barreaux pour une affaire de stups. Seulement, une fois sa dette payée à la société, il se voit en sus interdit de territoire et condamné à regagner une Tunisie dont il ne connaît pas même la langue. Réquisitoire contre la double-peine, ce documentaire revient sur son histoire.
LAISSE PAS TRAÎNER TON FILS
Forcément, un documentaire qui croise un historique de la culture hip-hop en France, un instantané de cette catégorie socio-médiatique banalisée qu’est le "jeune-de-banlieue" et une diatribe virulente contre la double-peine, ça peut effrayer. Pourtant, depuis l’arrêt du magazine télévisuel "Saga-Cités", et en attendant qu’un producteur bien avisé redonne à Rabah Ameur-Zaïmeche (Wesh, Wesh, qu’est-ce qui se passe?) les moyens d’exprimer son talent naturaliste et virulent, le besoin de contre-pied pertinent au sarkozysme ambiant se fait cruellement sentir. Pour ce faire, foin de moralisme, de didactisme ou de misérabilisme, mais de la sincérité, de la justesse et surtout de la tendresse. Tendresse pour des personnes (personnages?), célèbres ou anonymes. Tendresse pour une culture populaire, le hip-hop, et son histoire. Tendresse pour une famille blessée par les absurdités d’une loi ignoble, rageusement surnommée "Triple-peine". Autant de qualités pour un documentaire qualifié par son réalisateur de "réponse artistique" à un phénomène de société rendu invisible par d’aliénantes œillères. En nous faisant nous attacher aux différents protagonistes, à leur bagout, à leur dynamisme, mais également à leur art (les interviews sont entrecoupées par d’épatantes chorégraphies signées Melting Spot et Anthentik’A, ainsi que par des graffs made in Noé Two (R.A.W.) et Nordine (T.W.A.), et l'on doit la majeure partie de l’exemplaire bande-son à IV My People), Jean-Pierre Thorn livre une illustration touchante, parce que poignante, des quartiers. C’est le refrain habituel de l’histoire individuelle comme métaphore du groupe. Et quoi qu’on en pense, c’est efficace.
ON N’EST PAS DES MARQUES DE TOURNE-DISQUE
Cette efficacité, c’est en salle qu’elle se mesure. Et comme Jean-Pierre Thorn se donne la peine d’aller vers le spectateur et de l’amener à échanger, le mieux à faire reste de l’écouter. Car l’homme connaît son sujet et ignore la langue de bois. Exemple au MK2 Beaubourg, lundi 29 septembre. Thorn et une partie de ses "acteurs", dont Bouda, assigné à résidence dans son département, mais autorisé exceptionnellement à mettre le nez dehors pour défendre son film, parlent et écoutent parler. L’occasion d’entendre et de digérer quelques phrases rares et saisissantes. Sur l’art en général: "L’art peut lutter pour changer le monde". Le cinéma en particulier: "On n’a pas fait ce qu’il fallait pour que la diversité reste sur les écrans et on en paie les conséquences. […] Les droits à la différence, à la diversité, sont menacés". Le hip-hop: "Il y a un vrai enjeu démocratique à aider le hip-hop, à la soutenir. Ce que ne fait pas le Ministère de la Culture. […] Il n’y a jamais eu de passerelle entre la culture 'officielle'’ et cette culture qui est née dans la rue. […] Pour détruire un peuple, on commence par lui retirer sa culture…". Les médias: "Pourquoi les télévisions ne montrent pas Virus 31 et Nous avons lu le protocole? (ndr: films militants en faveur des intermittents du spectacle) […] Les journalistes sont des chiens de garde; les chiens de garde du système". Un engagement à échelle humaine, donc, avant d’être politique, mais, surtout, une absence totale de résignation. Ainsi, lorsque des rangs monte l’interrogation majeure, et pertinente, quant à la réception du documentaire ("Qui va voir ce film? Ça touche une population qui va au MK2 Beaubourg! MK2, c’est une marque de tourne-disque en banlieue!"), Thorn ne se démonte pas. Certes, son film est distribué dans une seule salle à Paris, et neuf autres en banlieue et en province. Certes, "la semaine prochaine, le film est débarqué de cette salle: il devait y rester quatre semaines". Mais pas question de baisser les bras: "C’est une façon d’amorcer la pompe". Et tant pis si une certaine intelligentsia le boude: "Libération nous a chié à la gueule, alors que Paris-Match fait l’inverse! Allez comprendre…". Et surtout cherchez l’erreur… En attendant, le film vivra si ceux qui le voient en parlent, le font partager et l’encouragent. "Je le vis comme une Résistance", clame Thorn. De fait, nous aussi.
En savoir plus
On n’est pas des marques de vélo est un peu tombé sur Thorn par hasard. Alors qu’il y a trois ans le cinéaste préparait une comédie musicale hip-hop, tentant vainement de réunir les fonds nécessaires, Bouda est interdit de territoire. C’est donc dans l’urgence que le documentaire fut monté, et distribué dans un premier temps sur Arte, le 3 février 2003, puis aujourd’hui dans les salles. "On a bien en tête de repartir sur un film plus important", confie Thorn, "mais on a besoin de soutien. Or ce soutien, on ne l’a pas. […] On a mis le doigt là où ça fait mal à la société française… On est en plein néo-colonialisme: on veut bien des sauvageons, mais seulement dans des vitrines!".