Ne touchez pas la hache
Italie, 2007
De Jacques Rivette
Scénario : Christine Laurent
Avec : Jeanne Balibar, Marc Barbé, Guillaume Depardieu, Bulle Ogier, Michel Piccoli, Barbet Schroeder
Durée : 2h17
Sortie : 28/03/2007
L'histoire se passe sous la Restauration. Dès leur première rencontre, le général Armand de Montriveau tombe follement amoureux de Antoinette de Navarreins, coquette parisienne et épouse du duc de Langeais. Cette dernière s'amuse à le séduire mais se refuse à lui. Comprenant que la duchesse manoeuvre et ne cèdera jamais, Montriveau décide d'ignorer son aimée et d'organiser sa vengeance...
LÈVE-TOI ET MARCHE
Il y a quelques de minutes de battement, au début de Ne touchez pas la hache: tout comme Histoire de Marie et Julien peinait à se libérer du poids symbolique et fantasmatique du corps nu d'Emmanuelle Béart, le nouveau film de Jacques Rivette menace, dans son ouverture, de ployer à son tour sous la charge, similairement encombrante, du corps estropié de Guillaume Depardieu. Fils ostensible de son père (profil, intonations, pif, jeu tempêtueux… jusque dans les initiales!) et figure forte dans l'inconscient collectif, l'acteur est acteur avant d'être personnage. A ce cannibalisme involontaire, Rivette trouve une parade consistant à contenter immédiatement l'attente, pour mieux s'en délester. Ainsi l'enjeu des premières séquences, délibérément imprécises sur le plan narratif, sera d'abord de faire se lever et marcher celui dont on se demandait comment, justement, il se lèverait et marcherait. Guillaume Depardieu, d'abord assis, front appuyé sur sa canne, se dresse donc soudain et traverse une église au rythme, qu'on n'attendait pas si énergique, du choc sourd et irrégulier de ses pas – et sans canne. C'est en trébuchant sur les marches, puis en rattrapant dans la seconde son équilibre défaillant, donc en évacuant l'interrogation people quant à la gravité sa claudication, que Depardieu fils devient Armand de Montriveau. Dès lors, le film peut commencer et, d'ailleurs, se précipite.
C'est que Ne touchez pas la hache, malgré ses 2h17 de métrage, file à vive allure, sur une trame quasi-linéaire mais à l'oscilloscope hérissé. On serait tenté d'en accorder, de prime abord, tout le crédit à Balzac, dont le texte est respecté scrupuleusement, dans sa limpide complexité. Mais il y a plus: on a pu voir récemment, avec Le Direktør de Lars Von Trier, à quel impudique dévoilement des techniques narratives pouvaient amener d'incessantes et savantes ruptures de ton. Von Trier, qui les redouble par un procédé de mise en scène semblable, à base de jump-cuts et de discontinuité sonore et photographique, érige ces sautes maîtrisées (soi-disant par ordinateur, mais on se permettra d'en douter lourdement) en système esthétique, dont l'enjeu, relativement cynique, serait de mettre le spectateur face à sa propre passivité et d'en admettre, avec le sourire, la fatalité. L'exercice, assez brillamment mené, tourne cependant court, parce que presque uniquement circonscrit à cette démonstration – qui, sur la longueur, il faut l'avouer, ne passionne pas, sinon agace. Adaptant La Duchesse de Langeais, Rivette n'est pas dupe du romanesque échevelé et à tiroirs de son matériau de base; et la force de Ne touchez pas la hache tient justement en ce que le film en assume la mécanique, non pour la dévoiler, ni pour s'y complaire, mais bien pour la faire sienne.
NE TOUCHEZ PAS LA COUPE
Qui a vu la très fausse bande-annonce (bout à bout malvenu et mal rythmé de plans mal choisis) redoute certainement le théâtre filmé et la déclamation académique. Il ne faut pas s'y fier: Ne touchez pas la hache court après lui-même et ne fonctionne qu'en continu. Ce sont en effet les trajectoires de la rhétorique amoureuse des amants irréguliers, au déroulé balzacien tant précis que versatile, qui prévoient le montage: un même mouvement (mettons: la Duchesse traversant une pièce pour esquiver un Montriveau pressant) se brise en deux plans lorsqu'il bifurque, dans l'espace peut-être (ce même jeu de chat-souris inversé, par exemple), mais aussi bien, simplement, dans le discours. Chaque point de montage de Ne touchez pas la hache fonctionne ainsi comme une course, courue d'un point à un autre, et toujours perdue contre le récit, chaque coupe marquant la nécessité d'un nouveau départ (exemplaire haute voltige qu'on doit à la monteuse Nicole Lubtchansky, qu'il convient de saluer pour tout cela et ce qu'on oublie de noter – la puissance des points de coupe, le tempo subtil et malin des cartons littéraires, etc.). Soumis à cette même règle, les acteurs s'alignent également sur ces rythmes changeants. Depardieu, bien sûr, massif et fragile; Balibar, surtout, dont la constance dans l'inconstance force l'admiration, jonglant avec la même intensité et la même justesse, entre le trouble susurré, l'assurance insolente ou le désarroi non feint.
Impossible, par conséquent, d'extraire un instant à son contexte, qui le nourrit ou le contrebalance, en tout cas le maintient en équilibre. Un unique et très habile artifice, qui survient très tôt dans le film, affirme la justesse d'un tel choix de mise en scène et la prime importance d'une telle découpe des espaces de jeu, de mouvement et parole. La première rencontre entre Armand et Antoinette se fait dans une salle de bal que le couple, afin de mieux s'écouter parler, déserte un temps pour se retirer dans un petit salon, à part. Plutôt que de coller à leurs basques ou de les précéder, la caméra elle-même se trouve distanciée et s'égare, le temps d'un lent et gracieux travelling. Lorsque enfin elle retrouve ses personnages, ceux-ci ont pris une longueur d'avance, se sont installés, ont commencé à discuter et sans doute, déjà, à se plaire. Le récit prend ici une avance que le film ne rattrapera jamais (se lever et marcher, lancer le mouvement, avancer: ce que l'ouverture préfigurait). S'il y a du drame, comme se moque l'un des convives de Montriveau, lors du climax forcément déçu de cette histoire perdue avant d'avoir été, c'est justement dans ce retard impossible à combler, dont la désespérante fatalité pourrait, chez d'autres, faire ricaner; mais qui ici bouleverse bel et bien.