Mon père est ingénieur

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A 14 ans, Jérémie et Natacha sont tombés amoureux. Leur idylle a duré un temps, jusqu’à ce que Jérémie décide de quitter l’Estaque pour monter à Paris et intégrer les hautes sphères de la politique. Natacha est restée pour exercer son métier de pédiatre. Les années ont passé, les amants se sont perdus de vue. Jusqu’à ce que les parents de Natacha préviennent Jérémie que leur fille s’est retranchée dans un mutisme inerte, une "sidération psychique" comme disent les psychiatres. Jérémie va alors s’installer chez Natacha et tenter de comprendre ce qui s’est passé.

MARIUS, JEANNETTE ET LES AUTRES

Il y a cinq ans, arpentant les berges ensoleillées et géométriques de l’Estaque, alors qu’il se livrait au délicat exercice de revenir sur sa carrière à l’occasion de la sortie d’un inépuisable coffret DVD, c’est avec sincérité que Robert Guédiguian s’était ouvert à son intervieweur: "Du point de vue du rêve, je suis toujours communiste.". Le poignant Dieu vomit les tièdes en tête, le cinéaste retraçait les grandes lignes du projet politique guidant son art: "Qu’est-ce que la foi? Comment fait-on quand on perd la foi? Comment devient-on fou à force de ne pas vouloir perdre la foi?". Près de quinze ans après son faux remake du naufrage commercial Ki lo sa?, Guédiguian en revient au même point: celui de "la fin du rêve communiste", brandi comme une religion et exagéré par la fiction. Nuançons cependant: aux mêmes causes ne succèdent pas les mêmes effets. Cinéaste de bande (Daroussin, Ascaride, Meylan et les autres sont toujours là), à la filmographie absolument cohérente (de la liberté documentaire de Dernier Eté au symbolisme tragédien de Marie-Jo et ses deux amours), Guédiguian ne tourne pourtant pas en rond. Même quand il semble rejouer une partition familière, ce sont toujours des notes nouvelles qui se font entendre. Aussi, ce cinéma des retrouvailles que l’on nous ressert – retrouvailles du spectateur et du cinéaste avec la bande, avec les thèmes, mais aussi retrouvailles fictionnelles des personnages entre eux – ce tricotage habile entre une camaraderie dans et hors la diégèse est pleinement mis au service d’une démarche politique dont la simplicité tient en un terme: solidarité.

DERNIER ETE AVANT LA SUITE

Bien sûr, tout cela fonctionne d’autant mieux que Mon père est ingénieur sonne comme une synthèse avant conclusion, fin de cycle avant que se tourne une page. Le prochain Guédiguian (Le Promeneur du Champ de Mars, adapté du Dernier Mitterrand de Georges-Marc Benamou, avec Michel Bouquet dans le rôle-titre, loin des grillons phocéens), puisque c’est l’expression désormais consacrée (merci à la "locomotive formidable" Marius et Jeanette), marquera en effet la rupture avec un système clairement identifié. Nous voici donc au théâtre, au cabaret, ou dans quelque divertissement populaire, avec rôles interchangeables, interaction entre les niveaux de perception de la fiction et du réel, rappels et clins d’œils appuyés… La présumée fin d’une liaison avec un univers, des personnages, comme l’ultime chapitre d’un roman-feuilleton, l’ultime épisode d’une série. L’occasion rêvée de graver en toutes lettres l’enseignement d’une doctrine de cinéma, de la rendre iconique, de jouer sur l’identification populaire et la citation et de décider du degré de fermeture de l’horizon ainsi nouvellement tracé ("On arrête ou on continue?"). Puisque toutes les histoires ont été racontées, Guédiguian nous redit la plus célèbre, à sa manière: ce sera la pastorale, version BD, provençale, laïque et généreuse. Eloge de la nativité, suprématie de la vie, de l’amour, de la solidarité, effacement des différences, imagerie (et musique) populaire, évasion par le rêve… Tout ce qui fait la majestueuse candeur de Guédiguian est là.

ROUGE MIDI

"Ce rêve communiste, je l’ai toujours. Je dis exprès le rêve: pas l’histoire, pas la pratique, pas la théorie… Je veux dire le rêve: c’est-à-dire l’idée, tout simplement, d’une société plus juste et plus partageuse.". Cette naïveté a bien sûr un prix; celui d’une réalité perverse, insaisissable, où la simplicité de l’utopie se brise contre les remparts de la complexité des rapports humains (souvenez-vous, La Ville est tranquille). Tout ce qui fait la dévastatrice noirceur de Guédiguian est là. Entre intolérance endémique et racisme affiché, solidarité et orgueil, idéaux et pragmatisme, se dresse le "mur infranchissable du réalisme". "Ce ne sont pas les hommes que je voulais sauver, c’est l’humanité", avouera ainsi un Jérémie à bout de souffle (Daroussin en touchante retenue, loin des plates-bandes de Bacri qu’il piétinait récemment dans Cause toujours!). Combat similairement perdu d’avance que livre Natacha (Ascaride, menant de front, avec une étonnante justesse, un jeu tantôt mutique et tantôt passionné), à la fois pédiatre, assistante sociale, et volontiers philanthrope socialo-doloriste de son quartier. Il y a dans l’art du montage de Bernard Sasia et dans la photographie de Renato Berta l’habileté nécessaire à dévoiler ces empilements, par collusion entre les strates fictionnelles. Où l’on bascule d’une églogue stylisée où Marie et Joseph attendent un heureux événement sous un ciel d’étoiles en toc, à une scène brute de la vie de l’Estaque.

DIEU VOMIT LES RUTILANTS

Mais l’audace, la vraie, celle qui donne toute son ampleur au film et qui, par extension, en fait sans doute le plus abouti de son auteur, se situe dans l’entre-deux – quand l’utopie déborde sur la vie, quand le pessimisme et la mélancolie perdent du terrain sur l’envie d’avancer et l’impression que cette avancée est possible. Tout se joue ainsi, étonnamment, dans l'une des scènes qui, sur le papier, recueillerait le moins d’adhésion directe, où la naïveté touche à l’innocence, la candeur à l’ingénuité. Après avoir remporté une bataille politique comme elle en mène quotidiennement, Natacha laisse aller sa faconde aux chimères, criant à l’envi sa foi en une société idéalement communiste – ce vieux rêve qui bouge toujours. L’instant pourrait être didactique, pédagogique au possible. Et, en apparence, il l’est. La caméra panote sentencieusement autour de l’oratrice, sacralisant son discours. Et Natacha/Jeanette/Tire-Lire et toutes les autres facettes d’Ascaride de se retrouver face caméra, chantant les louanges du rêve et de l’harmonie. Figure christique, donc, et assumée comme telle, parce qu’au repas des dernières réjouissances. Figure politique, également, dans une volonté de contester l’exclusivité de valeurs chrétiennes, pour un projet humain universel. Mais surtout figure cinématographique épatante, renvoyant (volontairement ou non, là n’est pas la question) et c’est une surprise, à un plan identiquement didactique de la grande fiction doloriste de l’autre bord, la fameuse Passion de Mel Gibson. Comme son Jésus tenait à la Cène son discours face caméra, nous enjoignant à subir, taire la révolte, tendre l’autre joue, la Marie-Madeleine de Guédiguian plonge son regard dans celui du spectateur et l’unit à la liesse. Le grand écart est fait et le chemin de croix qui attend Natacha sera aussi pudique que celui de Caviezel était sanglant. De même que sa résurrection, décalée sur le noir du générique, se passera de l’imagerie pompière d’un Mel Gibson halluciné. On appelle ça la sobriété. Y toucher jusque dans l’effet, dans le style, est une acrobatie rare. "Voilà, c’est beau, non, ces endroits?", concluait Guédiguian en son royaume. Difficile de dire mieux.

par Guillaume Massart

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