Millenium: Les hommes qui n’aimaient pas les femmes
The Girl With The Dragon Tattoo
États-Unis, 2011
De David Fincher
Scénario : Steven Zaillian
Avec : Daniel Craig, Rooney Mara, Stellan Skarsgärd, Robin Wright
Photo : Jeff Cronenweth
Musique : Trent Reznor, Atticus Ross
Durée : 2h38
Sortie : 18/01/2012
Mikael Blomkvist, brillant journaliste d’investigation, est engagé par un des plus puissants industriels de Suède, Henrik Vanger, pour enquêter sur la disparition de sa nièce, Harriet, survenue des années auparavant. Vanger est convaincu qu’elle a été assassinée par un membre de sa propre famille. Lisbeth Salander, jeune femme rebelle mais enquêtrice exceptionnelle, est chargée de se renseigner sur Blomkvist, ce qui va finalement la conduire à travailler avec lui. Entre la jeune femme perturbée qui se méfie de tout le monde et le journaliste tenace, un lien de confiance fragile va se nouer tandis qu’ils suivent la piste de plusieurs meurtres. Ils se retrouvent bientôt plongés au cœur des secrets et des haines familiales, des scandales financiers et des crimes les plus barbares…
IMMIGRANT SONG
Ne nous leurrons pas, derrière les justifications des producteurs qui parlent de "nouvelle adaptation" plutôt que de "remake", il est évident que la mise en chantier de cette nouvelle traduction à l'écran du roman est purement vénale, cherchant à capitaliser sur le phénomène littéraire avec une version anglophone pour le grand public. Toutefois, ce genre d'exercice, lorsqu'il est entrepris par un metteur en scène s'appropriant le matériau, peut s'avérer plus ou moins intéressant. La question était donc de savoir ce qui avait attiré David Fincher dans Millénium et si sa réinterprétation pencherait plutôt du côté de Vanilla Sky (le remake quelque peu inutile d'Ouvre les yeux par Cameron Crowe) ou des Infiltrés (le remake supérieur à Infernal Affairs par Martin Scorsese). Le résultat se situe quelque part entre les deux. Contrairement aux deux films suscités, le cinéaste doit travailler à partir d'un best-seller connu et reconnu dont il n'a pas voulu trop dévier. Millénium est un film de commande, mais de l'aveu même du cinéaste, The Social Network l'était aussi. Durant les cinq ans de hiatus qui suivirent Panic Room, Fincher était occupé à développer et essayer de faire financer les deux gros morceaux que sont Zodiac et Benjamin Button, filmés coup sur coup, et il semblerait que le metteur en scène soit dans une phase où il aime à se greffer sur des projets prêts-à-tourner, n'ayant pas besoin de retravailler des scénarios écrits par des pros (Aaron Sorkin, Steven Zaillian), son équipe de fidèles collaborateurs lui permettant d'être aussi prolifique qu'un Spielberg, un Soderbergh ou un Allen. Est-ce qu'il s'amuse? Est-ce qu'il a quelque chose à raconter? Agit-il en pur mercenaire? Il faut dire que Fincher nous a habitués à tellement s'impliquer dans ses films, même ceux de commande, qu'on en venait à se demander de quoi il retournait ici. Compte-tenu de l'ambition débordante de ses trois derniers efforts, il est impossible de nier une relative déception face à ce Millénium qui donne parfois l'impression que le réalisateur est en mode "pilote automatique". En effet, il renoue ici avec ses précédentes séries B qui, à l'exception du chef d’œuvre Seven, demeurent les films les moins excitants du bonhomme (Alien 3, The Game, Panic Room), davantage inscrits dans une veine plus mainstream. Cependant, passé cette déconvenue, force est de constater que l'on est face à une œuvre 100% Fincher au propos plus que pertinent.
WHAT IS HIDDEN IN SNOW, COMES FORTH IN THE THAW
Au fur et à mesure d'un jeu de piste comme les affectionne particulièrement le metteur en scène, fasciné comme toujours par les enquêtes autour de meurtres en série (Seven, Zodiac), le film nous offre à nouveau une plongée en enfer, mais un enfer bien réel. Comme Christopher Nolan, Fincher est de ces réalisateurs enfants de Ridley Scott chez qui le décor adopte une importance particulière. A l'instar de la planète-prison comme purgatoire d'Alien 3 ou de la ville anonyme crasseuse de Seven, le décor choisi par l'auteur représente une fois de plus sa vision de la société. La question de transposer l'action du roman aux Etats-Unis ne peut se poser car on perdrait le passé du pays original. Aujourd'hui, la Suède jouit d'une réputation de pays modèle, synonyme de paix, mais en évoquant son passif nazi, Stieg Larsson remet en cause cette image, et ce n'est pas un hasard si Fincher s'est reconnu dans ce point de vue. Les couleurs ont perdu la chaleur de la fonderie dans laquelle se suicide Ripley ou du terrain vague où John Doe emmène les inspecteurs Mills et Somerset mais le paysage est non moins désertique et derrière ce blanc éblouissant, faux-semblant de pureté virginale, se cache l'horrible passé, filmé dans des teintes plus chaudes mais surtout plus sales. Aux pellicules 8mm des souvenirs qui hantaient Nicholas Van Orton dans The Game succède une imagerie de polaroïd pour illustrer le poisseux passé de la famille Vanger, Fincher retrouvant le brun-jaune de certains passages angoissants de Zodiac. La neige confère également à l'île fictive, où réside la quasi-intégralité de la fratrie au cœur de l'investigation, un aspect figé dans le temps. Selon Fincher, Millénium est un film sur la "culture du déni", sur la manière dont les sales secrets sont balayés sous le tapis, qu'il s'agisse de ceux de la nation ou de ceux d'une famille, la figure paternelle étant ici aussi vue comme dangereusement contagieuse, comme dans d'autres films de l'auteur et plus particulièrement The Game. Chez Fincher, la upper class revêt toujours des apparences trompeuses et les protagonistes doivent invariablement s'en rebeller (les protagonistes de The Game, Fight Club et Panic Room déchus de leur statut social, la relation ambiguë avec le père de Benjamin Button, l'establishment, représenté par les Winklevoss, à détrôner dans The Social Network). Il en va de même pour la religion et ce motif récurrent d'une force supérieure condamnatrice (Ripley la pécheresse, John Doe le prêcheur), symbolisé une fois de plus ici par la figure du tueur en série, l'un de ces "hommes qui n'aimait pas les femmes".
IS YOUR LOVE STRONG ENOUGH?
Au-delà de ces considérations plus larges de politique, de classe et de religion, la véritable portée sociale qui semble intéresser davantage Fincher, c'est la place de la femme dans la société d'aujourd'hui. Effectivement, le personnage de Lisbeth Salander et son parcours constituent sans aucun doute l'aspect le plus captivant du film. C'est son histoire à elle avant tout. La corruption de son innocence, son abandon par la société, son incapacité à communiquer avec autrui, le sexe comme son seul recours pour créer un lien avec quelqu'un, son amour, etc. Par bien des aspects, le protagoniste de cette trilogie en devenir fait penser à un mélange de Ripley et Mark Zuckerberg. Fincher choisit à nouveau un personnage à la limite de l'autisme, renfermé sur soi, terriblement seul, une héroïne qu'il déféminise tout en lui conférant un énorme pouvoir sexuel, une femme dans un monde d'hommes, destinée à se faire enculer. Le casting de James Bond dans le rôle du protagoniste masculin n'est donc pas innocent. Les films de Fincher paraissent souvent fonctionner par diptyque, comme si un sujet le préoccupait particulièrement sur une période couvrant le tournage de deux films (la religion dans Alien 3 et Seven, l'illusion dans The Game et Fight Club, le temps dans Zodiac et Benjamin Button), et Millénium partage ainsi un point commun majeur avec The Social Network, tous deux étant traversés par cette quête sourde de l'être aimé, comme en témoignent leurs dernières séquences, touchantes, troublantes. Quand on sait que Fincher a spécifiquement demandé à son compositeur, Trent Reznor, de reprendre pour le film "Is Your Love Strong Enough?" ("Ton amour est-il assez fort ?") de Bryan Ferry, ça en dit long sur ce qui meut le metteur en scène ici. Par conséquent, c'est pourquoi il est plutôt dommage qu'en fin de compte, l'enquête prenne une trop grande place dans le film par rapport à cette trame autrement plus attachante. Demeurant assez classique, le polar souffre également d'une structure un peu maladroite, alternant de manière malaisée l'intrigue suivant Mikael Blomkvist et celle, initialement déconnectée et pourtant nécessaire, de Lisbeth, ce qui peut être risqué dans un film qui épouse la cadence des polars nordiques. Toujours plus froid mais non moins humain, Fincher paraît encore plus assagi ici que pour le précédent. Du travail d'expert, une fois de plus, mais comme le reste, c'est déroutant. A vrai dire, ce rythme atypique, lié à l'atmosphère désirée mais également à la volonté de condenser 700 pages en 2h40 et ce sans concessions, donnent un peu l'impression d'une adaptation à la Harry Potter, comme si on réduisait une saison de série TV en un long métrage ciné, qui se permet de prendre du temps sur les personnages et le décor et de précipiter l'investigation à proprement parler. Toutefois, on admirera cette ambition de raconter le roman de gare dans son intégralité, d'assumer le côté "pulp" à fond, comme en témoigne un générique absolument extraordinaire, sorte de version trash et électrifiante d'un générique de James Bond, qui ne reflète néanmoins pas vraiment la nature du film, moins nerveuse, plus enneigée, dans une ambiance qui hante longtemps après la séance.