Lincoln
États-Unis, 2012
De Steven Spielberg
Scénario : Tony Kushner
Avec : Daniel Day-Lewis, Sally Field, Tommy Lee Jones, David Strathairn
Photo : Janusz Kaminski
Musique : John Williams
Durée : 2h29
Sortie : 30/01/2013
Les derniers mois tumultueux du mandat du 16e Président des États-Unis. Dans une nation déchirée par la guerre civile et secouée par le vent du changement, Abraham Lincoln met tout en œuvre pour résoudre le conflit, unifier le pays et abolir l'esclavage. Cet homme doté d'une détermination et d'un courage moral exceptionnels va devoir faire des choix qui bouleverseront le destin des générations à venir.
FOUR SCORE AND SEVEN YEARS AGO...
Avant la sortie du quatrième volet des aventures d'Indiana Jones, tous craignaient que la réussite des précédents opus ne soit pas au rendez-vous et d'aucuns essayaient de se rassurer en avançant que si le projet avait mis aussi longtemps à se concrétiser, c'est parce que l'équipe avait sûrement pris le temps de peaufiner le scénario afin que le retour du héros soit un succès. Aujourd'hui, on sait que même les plus fans furent déçus. Avec Lincoln, dernière arlésienne de Steven Spielberg, c'est précisément ce qu'il a fait. A l'instar du Royaume du crâne de cristal, le dernier projet du cinéaste est également passé entre les mains de différents scénaristes et il apparaît évident face à la forme qu'il a fini par adopter que le dramaturge Tony Kushner, déjà scénariste sur Munich, était le partenaire idéal pour porter cette incroyable histoire à l'écran. Tout au long de sa carrière, Spielberg a toujours préféré raconter la grande Histoire à travers la petite, évoquant l'Holocauste au travers des bienfaits d'Oskar Schindler ou le conflit israëlo-palestinien par le biais d'une mission d'une équipe d'agents du Mossad. Dans le cas présent, pour la première fois, le réalisateur s'attaque de manière frontale à un illustre personnage, connu de tous. Pas un anonyme, pas un composite de différentes personnes ayant réellement existé. Un homme, et pas des moindres. Au cours de la dizaine d'années qui séparent la première rencontre entre Spielberg et Doris Kearns Goodwin, auteur de l'ouvrage qui inspire en partie le film, et la sortie du film, le projet a évolué de sa forme initiale de biopic plus classique vers le film qu'il est aujourd'hui, très justement comparé à l'excellente série télévisée d'Aaron Sorkin, A la Maison Blanche. Suivant une intuition de son metteur en scène, Kushner réduit l'ouvrage massif duquel le film est tiré, ainsi que son propre scénario de base long de 500 pages, rythmé par plusieurs batailles spécifiques de la Guerre de Sécession, à un film de 2h30 focalisé sur un événement précis : le passage de l'amendement abolissant l'esclavage. Ce faisant, il ramène le président à l'un de ses faits les plus marquants, et parvient ainsi à renouer avec l'approche spielbergienne plus "humble" de raconter la grande Histoire à travers la petite, celle, incroyable, passionnante, de la lutte pour passer l'amendement. Derrière l'épure réside toutefois une œuvre d'une densité narrative et d'une complexité thématique des plus pertinentes, témoignant une fois de plus d'un auteur qui met une part de lui-même dans chacun de ses films tout en se mettant en retrait pour laisser la place aux mots, plus importants que jamais.
ABRAHAM LINCOLN : VOTE HUNTER
Plus que jamais un portrait des coulisses du pouvoir, Lincoln propose une description nuancée de l'arène politique. Dans Munich, Kushner faisait dire au premier ministre israélien Golda Meir qu'il fallait parfois "négocier des compromis avec ses propres valeurs" et cette thématique est à nouveau abordée dans ce film, qui ne fait aucune concession dans sa peinture d'un monde où même les plus intègres doivent manœuvrer en serpents pour arriver à leurs fins, pour le bien de tous. Le président prolonge la guerre pour donner une chance à son amendement, va jusqu'à acheter des voix, un membre de la Chambre des Représentants doit mettre de l'eau dans son vin et faire une entorse à sa politique radicale pour permettre de faire passer la loi, etc. Lincoln n'a pas peur de dire que la société se doit de reposer sur une démocratie, soit "un gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple", mais que ce peuple est parfois en retard, qu'il doit parfois être guidé par ceux qu'il a élus pour diriger ledit gouvernement. Derrière le portrait de leader affable, le film ne cache pas la nature quelque peu tyrannique du bonhomme, prêt à tout pour imposer sa volonté. Dans une des précédentes incarnations du projet, la Guerre de Sécession occupait une place importante du récit. Ici, c'est toujours le cas, mais elle est présente sans jamais apparaître à l'écran. L'introduction suffit à situer la réalité de la guerre, en une brève scène de quelques plans seulement, qui ne répète pas l'ouverture d'Il faut sauver le soldat Ryan, avec son chaos "réaliste", mais opte pour une illustration de la situation du pays à ce moment précis : la saleté de la boue, ce pied qui écrase un visage. L'inégalité règne. Et Kushner et Spielberg ont tôt fait de repositionner la lutte ailleurs, dans les bureaux, dans les Chambres, à la Maison Blanche, au Capitole. C'est là que réside le véritable champ de bataille pour la liberté, et les armes sont des mots. Nombre de spectateurs seront sans doute rebutés par l'aspect indéniablement bavard de l'entreprise mais il sied de manière plus que pertinente au propos du film, que c'est par le verbe que l'injustice sera vaincue. Ainsi Kushner écrit-il Lincoln comme un orateur de légende, qui sort littéralement des discours de son chapeau, toujours prêt à décocher une anecdote pour mieux véhiculer ses idées, conteur hors pair tel Spielberg lui-même, le grand communicateur, le grand manipulateur.
MOI, PRÉSIDENT
Lincoln n'est pas une hagiographie, mais le portrait d'un humain. Il suffit de voir la manière dont Spielberg le filme, notamment au début, presque toujours petit, presque toujours assis, diminué, rendu minuscule, dérobant l'homme de sa célèbre stature. Il est tantôt plus petit que son interlocuteur, tantôt plus petit que le drapeau de son pays. Il apparaît souvent voûté, défait. Il est à quatre pattes, il est en chaussettes. C'est un mortel. Et puis soudain, Spielberg le rend iconique. Il se lève, il parle, il hurle. Il va sans dire que Daniel Day-Lewis est à nouveau parfait, méconnaissable, transformé, remarquable dans le moindre détail, de la voix à la posture, qui y sont aussi pour beaucoup dans la composition d'un personnage humain auquel on peut s'identifier. Dans le croquis de l'homme, il y a quelques faiblesses néanmoins, comme dans la sous-intrigue concernant le personnage de Joseph Gordon-Levitt, fils aîné du président, qui n'a que quelque scènes pour vivre et en souffre un peu, même si elle joue leur rôle dans le tout. A vrai dire, le rapport presque muet (et dans tout aussi peu de scènes) de Lincoln avec son autre fils s'avère beaucoup plus puissant. Il apparaît évident que Spielberg est davantage intéressé par cette relation-là, dans la manière qu'il a d'inclure ce fils cadet un peu partout à travers le film, même lors de discussions politiques. Il y a deux scènes en particulier où cela frappe : une séquence où le cinéaste garde le fils en arrière-plan dans le cadre lors d'une discussion cruciale, et évidemment, celle vers la fin, lors du vote, peut-être la plus belle du film, dans le fond comme dans la forme. Ces deux scènes font de ce fils cadet le symbole du futur pour lequel se bat Lincoln, l'enfant incarnant à lui seul l'enjeu de l'amendement tout entier. La génération à venir.
FINISH THE WORK
Le réalisateur est sans doute plus en retrait ici que dans ses autres films mais il n'est aucunement absent. Au niveau de la mise en scène, au sens théâtral du terme - sens d'autant plus pertinent pour ce film précis - l'approche reste spielbergienne en diable, dans le placement des acteurs, leur ballet sur la scène. Spielberg garde ce dynamisme qui réussit à faire passer à toute vitesse un film sans structure de 2h30 de vieillards en postiches qui parlent assis dans des bureaux. Il réfrène son directeur de la photographie Janusz Kaminski (et son compositeur John Williams, en sourdine la majeure partie du temps) presque tout le long, tout en se permettant des saillies de temps en temps. C'est brillant. Une belle preuve d'humilité de la part du cinéaste face aux acteurs, tous remarquables, et surtout à l'écriture. Un scénario concentré sur cette simple intrigue, linéaire, mais qui demeure non moins riche, arborant le même discours que Munich, prônant le dialogue, ici entre deux partis, et deux divisions d'un même pays, deux races, érigeant un idéal mais défait de la naïveté qui croirait en un gouvernement sans compromis, voire sans corruption. Et s'il faut tous ces mots pour le faire comprendre, il en sera ainsi, quitte à tomber parfois dans le didactisme. Lincoln est un film cérébral mais au sang chaud. Sans pathos et pourtant émouvant. Et si les brèves toutes dernières séquences apparaissent un peu maladroites, Spielberg faisant durer son film une ou deux scènes trop loin, comme d'habitude, ce n'est pas dû ici à sa continuelle quête d'une note d'espoir en guise de fin, mais parce qu'il souhaite refermer les guillemets qui ont ouvert le film. Le récit de Lincoln est compris entre les deux discours les plus célèbres du président : l'adresse de Gettysburg, que des soldats lui récitent, comme pour le rappeler à sa promesse, et son deuxième discours d'investiture, s'adressant au peuple, pour leur rappeler que le travail n'est pas fini. Une vérité qui résonne encore aujourd'hui.