Ivresse du pouvoir (L')

Ivresse du pouvoir (L')
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Ivresse du pouvoir (L')
France, 2005
De Claude Chabrol
Scénario : Odile Barski, Claude Chabrol
Avec : François Berléand, Patrick Bruel, Thomas Chabrol, Isabelle Huppert, Robin Renucci
Durée : 1h50
Sortie : 22/02/2006
Note FilmDeCulte : ******

Jeanne Charmant Killman, juge d'instruction, est chargée de démêler une complexe affaire de concussion et de détournements de fonds mettant en cause le président d'un important groupe industriel. Elle s'aperçoit que plus elle avance dans ses investigations, plus son pouvoir s'accroît. Mais au même moment, et pour les mêmes raisons, sa vie privée se fragilise. Deux questions essentielles vont bientôt se poser à elle: jusqu'où peut-elle augmenter ce pouvoir sans se heurter à un pouvoir plus grand encore? Et jusqu'où la nature humaine peut-elle résister à l'ivresse du pouvoir?

HUPPERT CUT

"Nous sommes devenus des fantômes l’un pour l’autre", lance Robin Renucci. Finalement, c’est du côté du fantastique et de l’épouvante que le cinéma de Claude Chabrol a toujours puisé ses racines, et il n’est pas étonnant, malgré l’aspect authentique de ce dernier film (parodie de la fameuse affaire Elf), que ce soit encore le cas ici. Car ce qui intéresse avant tout le réalisateur de La Cérémonie dans cette histoire, c’est bien entendu les tréfonds de l’âme humaine, âme qu’il malaxe et maltraite de film en film pour en faire ressortir l’immondice et la faiblesse, noirceur qu’il imprime aussi à sa photographie, plongeant ses personnages dans une fantasmagorie à la manière d’un Clint Eastwood - très beaux derniers plans. Dans un sens, comme chez le cinéaste américain, les personnages créés par Chabrol sont déjà dans un ailleurs surnaturel, projetés en dehors du monde par cette addiction du titre, celle du pouvoir, de la renommée, cette ivresse folle qui les éloigne de toute vie humaine et intime. On le sait, L’Ivresse du pouvoir n’est que lointainement adapté de l’affaire Elf, et ce qui intéresse prioritairement Chabrol dans cette histoire, ce sont les conséquences sur la vie, de couple notamment, d’Eva Joly - campée ici par une Isabelle Huppert au nom ironique de Jeanne Charmant Killman. A partir de là, rien d’étonnant à ce que le film s’éloigne progressivement de la sphère politique (qu’il ne quitte cependant jamais réellement) pour se rapprocher de celle de l’intime, monde d’ectoplasmes où les corps n’ont plus rien de charnel ni d’érotique les uns pour les autres, et sont parfois réduits à l’état de plaie virulente (Humeau et sa maladie de peau). Le pouvoir, la famille, l’argent, la justice, les classes sociales… Refrain connu chez Chabrol? Certes. Mais au schéma classique de ses films précédents, il ajoute ici une forme proprement réjouissante, qui fait de L’Ivresse du pouvoir son meilleur film depuis La Cérémonie.

DANS L’ŒIL DU SERPENT

Revigoré par une décennie de succès – si l’on excepte les semi échecs de La Demoiselle d’honneur et Au cœur du mensonge -, Chabrol ose tout, se permet tout. On le sait, depuis toujours la mise en scène du réalisateur a toujours eu un côté pâteux. Pas un détail qui ne soit souligné par une caméra envahissante, pas une réplique qui ne soit renforcée par une musique pompeuse… Pas de surprise, ici encore, nous sommes chez Chabrol, et le moindre cigare écrasé est automatiquement suivi d’un gros plan sur le cendrier. Alors, pourquoi ce qui ne fonctionnait pas forcément dans ses précédents films se trouve ici parfaitement à sa place, transcendant même un sujet en or que le cinéaste maîtrise à merveille? Sans doute parce que pour la première fois depuis longtemps (si l’on excepte certains passages de Rien ne va plus ou de La Fleur du mal), Claude Chabrol assume parfaitement l’aspect humoristique, parodique, voire même grotesque, de son film. Les personnages portent des noms significatifs (Charmant Killman, Sibeau, Parlebas, Oleo…), Huppert arbore des gants rouges qui tranchent avec ses autres vêtements, Berléand passe le film à tripoter un eczéma écoeurant, les acteurs renforcent le tout en poussant la caricature à son maximum. Jamais le réalisateur n’a été aussi en forme, poussant même le vice jusqu’à ouvrir son film par un somptueux plan séquence de plusieurs minutes, qui part du bureau de Humeau pour terminer dans le hall d’entrée de l’immeuble, après être passé par les couloirs et l’ascenseur. Plan séquence, mais aussi split-screen, pour un peu, on se croirait chez de Palma – et l’on sait la fascination que peut avoir Chabrol pour les cinéastes américains! Surprenant pour un cinéaste qui déclarait en 1995, lors de la sortie de La Cérémonie, que la caméra se devait de rester discrète, voire invisible, dans un film.

BOUCHERIE INUTILE, INUTILE BOUCHERIE

Les rapports de force constituent le point d’ancrage des films de Claude Chabrol, aussi bien visuellement que thématiquement. Avec un titre et un sujet pareils, il devenait évident que L’Ivresse du pouvoir serait un véritable "best of" du cinéaste. Plus que l’affaire Elf en elle-même, ce sont ces luttes interminables entre les personnages et les classes qui l’intéressent, ainsi que les différences sociales, les déchéances et promotions qui en découlent. Véritable bestiaire de la politique et de la justice, le scénario met en place un cercle dans lequel chacun cherche une place en faisant tomber l’autre. Et ceux qui ne jouent pas le jeu (en l’occurrence les deux femmes juges, lancées sur le même dossier afin de se tirer dans les pattes, mais finissant justement par faire équipe en raison de leur taille identique) risquent d’être rapidement écartés. Balancier mécanique et impitoyable, la machine gouvernementale et judiciaire s’insinue dans chaque recoin, chaque décor, chaque famille. Et un personnage tel que Jeanne (formidablement interprétée par Isabelle Huppert, dont on ne dira jamais assez qu’elle est la plus grande actrice française?), à ce point investie dans son travail, ne peut qu’en subir l’influence une fois revenue chez elle. "La personne la plus puissante de France" éprouve du mal à sauver son couple de la noyade, et c’est toute la force de ce film que d’effectuer un mouvement tranquille depuis la sphère politique vers la sphère familiale. Les schémas traditionnels et les luttes des classes se répètent, et l’ascension des uns (Jeanne) fait la déception, en un sens, des autres (son mari). Au final, il reste quoi? On en revient au point de départ: "Nous sommes devenus des fantômes l’un pour l’autre".

par Anthony Sitruk

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