Innocence
France, 2004
Scénario : Lucile Hadzihalilovic
Avec : Zoé Auclair, Léa Bridarolli, Marion Cotillard, Bérangère Haubruge, Hélène de Fougerolles
Durée : 1h55
Sortie : 12/01/2005
Derrière les murs, un parc. Dans le parc, un château. Dans le château, un cercueil… Quelques jeunes filles apprennent la discipline par la danse et les sciences naturelles, dans un cadre étrange au temps suspendu.
SUSPICIOUS RIVER
Dès le long générique d’introduction, elle fredonne sa musique, chuchote et gémit ses secrets, rugit et bourdonne sa colère. Une eau ambivalente, qui inquiète par son flux et sa force, puis submerge et engloutit tout; tandis qu’à sa surface, l’eau claire semble s’écouler naturellement au cœur d’un bois assoupi dans sa bulle coupée du monde. Derrière les murs, un parc. Dans le parc, un château. Dans le château, un cercueil… au bout de la mystérieuse charade, quelques jeunes filles en fleur, ou à peine, quelques boutons qui n’ont pas encore éclos. Lucile Hadzihalilovic installe son laboratoire, on y dispensera l’éducation des corps dociles, et on y créera des castes dont la dureté des lois est adoucie par de simples rubans accrochés dans les cheveux. Pointes et entrechats, balançoires et papillons, jupes blanches et herbe verte, l’éden et ses angelots nagent dans un océan de grâce - pourtant, il y a quelque chose qui sent le renfermé dans ce gynécée hors du temps. Un sens du bizarre qui fait basculer cette Innocence vers des rivages fantastiques, sans jamais que la fragile frontière du surnaturel ne soit jamais franchie.
LE TEMPS DE L’INNOCENCE
Cette étrangeté rappelle immanquablement l’œuvre de l’Australien Peter Weir, dont le Picnic at Hanging Rock est marqué par le même onirisme féminin, un goût des mystères derrière la porte, le rideau, ou derrière un rocher où les blondes évanescentes disparaissent pour ne jamais redonner signe de vie. Un onirisme de conte de fées dans lequel Hadzihalilovic, mise en scène précise et allégorique, se baigne, avec ses rituels (des chemins interdits, une clef de main en main), ou son décor (un passage secret derrière une pendule, un château isolé). L’enfance, ses découvertes, son apprentissage d’un autre monde, et le choc généré par l’inconnu font ici l’essentiel du fantastique. Une indicible angoisse, une anxiété à deux visages née de l’enfermement et de la peur de l’extérieur. Innocence se penche sur l’éveil de la sensualité, pour des enfants bientôt jeunes filles, et les mutations qui vont s’opérer. D’abord sur les corps, dont la nudité est exposée devant une glace, mais également dans le regard des autres, ceux pour qui tous ces efforts semblent être faits.
LES VIERGES SUICIDEES
Dans cette atmosphère ouatée perce une inquiétude. Les jeunes élèves mortes nées n’arrivent-elles pas à l’école dans un cercueil? Qui sont ces Barbe Bleue dont on ne voit pas le visage, mais qui envoient leurs roses et abandonnent un gant qui pourra, plus tard, se glisser entre les cuisses blanches des vierges inexplorées? L’éveil sensuel sonne comme une libération, une récompense de fin d’année après laquelle on court plus ou moins consciemment, quitte parfois à s’y perdre, parfois à s’y noyer. Ces jeunes filles là, indique Mlle Eva (Marion Cotillard), "on n’en parlera plus". Quelques temps avant, le même personnage enseignait aux fillettes que "l’obéissance est le seul chemin qui mène au bonheur". Sur le visage du bourgeon, brebis aux genoux fragiles, un sourire apparaît lors d’une douche de printemps, à travers laquelle on aperçoit timidement un jeune éphèbe, torse nu, les pieds dans l’eau. Cette eau dont on ne sort pas, une effusion sensuelle comme un angoissant totem, une fontaine dressée vers le ciel et une barrière muette séparant le prince et sa princesse. Qui s’y libère, comme elle s’y emprisonne.