Gangs of New York
États-Unis, 2002
De Martin Scorsese
Scénario : Jay Cocks, Kenneth Lonergan, Steven Zaillian
Avec : Jim Broadbent, Daniel Day-Lewis, Cameron Diaz, Brendan Gleeson, John C. Reilly
Durée : 2h50
Sortie : 08/01/2003
En 1860, le port de New York accueille un ballet incessant d’immigrants irlandais. Dans l’anarchie la plus totale, les habitants se livrent chaque jour à des émeutes fratricides entre gangs de provenances différentes. Les forces de police sont dépassées et les hommes politiques corrompus. La ville est à l’aube de la guerre de Sécession.
Premier cinéaste à poser sa caméra sur le sol new-yorkais du milieu du XIXème siècle, Scorsese étonne d’emblée par des paysages désertiques inédits et hors du temps. Cet univers entre deux âges, aux apparences post-apocalyptiques, est le théâtre imminent d’un combat sans enjeu explicite. Deux groupes d’hommes munis d’armes de poing se font face, prêts à en découdre. Les Natives, dirigés par Bill le Boucher (Daniel Day-Lewis), et animés d’un sentiment nationaliste extrême, se considèrent comme Américains légitimes, bien qu’étant d’origines anglaise et hollandaise. Face à eux, le prêtre Vallon (Liam Neeson) emmène le gang des Dead Rabbits, groupe d’immigrants irlandais de la dernière heure. Sur une musique électrisante, les corps se mélangent bientôt avec violence et les sons se percutent, pour donner à l’ensemble un aspect moyenâgeux surréaliste. New York est bel et bien née dans la rue.
Comme une réponse à la politique protectionniste actuelle des Etats-Unis, Scorsese rappelle l’identité première de son pays: le brassage culturel. En remontant ainsi aux origines, il met en valeur les stagnations persistantes et inadmissibles qui font encore aujourd’hui la particularité de New York. Comme hier, et à l’image du pays tout entier, la ville est encore fragmentée en ségrégations ethniques, et les immigrants toujours considérés comme des envahisseurs, une menace pour la démocratie, la religion ou le travail. De cette peur de s’ouvrir aux autres, et de cette volonté du réalisateur de comprendre, est né Gangs of New York. Pionnier volontaire de cette période méconnue, Scorsese ne peut s’appuyer sur aucune référence cinématographique. Pour la première fois de sa carrière, le réalisateur américain ne peut solliciter l’aide de ses cinéastes favoris. Hawks, Ford, Welles et Powell ont tous traité avec abondance la première moitié du XXème siècle américain. Seul Visconti, dont Scorsese s’était déjà inspiré pour embellir Le Temps de l’innocence, peut être considéré comme un soutien d’importance, avec des films comme Le Guépard ou Senso.
Pour nourrir cette fresque historique, les trois scénaristes (qui se sont succédés sans se concerter) ont choisi de puiser dans les thèmes classiques des grandes tragédies shakespeariennes. Amsterdam Vallon (Leonardo DiCaprio), tout comme Hamlet, retourne donc au pays pour venger la mort de son père. Si cette trame fictionnelle, déjà vue cent fois, n’est certes qu’un prétexte à plonger dans l’univers, il est néanmoins regrettable qu’elle ne trouve ici jamais la moindre originalité. Le film s’enlise malheureusement dans une suite de scènes prévisibles, où les dialogues les plus explicites finissent d’alourdir l’excitation ressentie devant ce Nouveau Monde si prometteur. Scorsese ne parvient jamais vraiment à se détacher du côté trop explicatif, accompagnant même son film d’une voix off pour le moins inutile. Ainsi peut-on regretter le caractère insipide du héros, surtout lorsqu’en face de lui s’imposent des personnages aussi complexes et intéressants que Bill le Boucher, Jenny la pickpocket (Cameron Diaz) ou le politicien véreux Boss Tweed (Jim Broadbent).
Contrairement aux autres films du metteur en scène, le scénario cherche à privilégier le récit aux protagonistes. La structure narrative est linéaire, et donne la priorité au background historique. Cependant, en marge de cette sempiternelle histoire de vengeance, le film gagne progressivement en intérêt et les personnages en consistance. Scorsese, fidèle à lui-même, ne peut s’empêcher de s’attarder sur ses personnages, et d’y verser ses angoisses existentielles. Procédant à une énième variation sur les mêmes thèmes, il brasse une fois de plus les thématiques du péché de la chair, de la dualité de l’homme et des interdits religieux, et raccorde directement son film à La Dernière tentation du Christ. Le scénario est axé sur un triangle de personnages: Jésus, Judas et Marie-Madeleine d’une part, Amsterdam, Bill et Jenny d’autre part, rappelant la sainte trinité (Père, Fils et Saint Esprit). Tout comme Jésus, Amsterdam est appelé à succéder à son père. Sur son chemin, il fait la rencontre d’une jeune femme errant dans le vice (Marie Madeleine est une prostituée et Jenny une voleuse), pour qui il aura des pulsions sexuelles difficiles à accepter. Bill le Boucher peut s’apparenter à Judas, l’incarnation de l’homme de la rue, violent mais honorable, et figure paternelle de circonstance. Après avoir suivi un parcours initiatique, Amsterdam se verra, comme Jésus, propulsé à la tête de son peuple, et sera l’étincelle d’un mouvement collectif inébranlable. Pour se faire, il n’aura de cesse d’hésiter entre amour et violence.
Il est d’ailleurs intéressant de noter la continuité du thème religieux dans ce nouveau film. Scorsese conjugue le catholicisme en deux déclinaisons d’une même religion, à l’image du premier combat opposant le Boucher à Vallon, avec d’un côté un dieu de châtiment, et de l’autre un dieu de miséricorde. Amsterdam incarne les divers combats de l’Homme, qu’il fasse front ou qu’il tente de s’y soustraire, tous ses actes découlent de cette condition humaine. Ses conflits sont les mêmes que ceux de Jésus, il doit continuellement choisir entre l’amour (le pardon), la violence (la hache) ou le sacrifice (seize années passés dans ce qui ressemble plus à une prison qu’un orphelinat).
Là où le film surprend, c’est au travers de la mise en scène et du montage. Le film reste assez sobre d’un point de vue des mouvements de caméra, assez éloignés du dynamisme récent d’A Tombeau ouvert ou de Casino, se contentant bien souvent de suivre les personnages dans leurs déplacements, ou de filmer leurs visages lors des discussions. Les combats, en particulier aux poings, sont bien rendus (Raging Bull…) et toujours filmés du point de vue subjectif de celui qui reçoit les coups. Les scènes de foule et de bataille sont impressionnantes, puisant sans doute leur énergie des sublimes décors construits en dur, et du montage toujours énergique de Thelma Schoonmaker. Un montage cependant entaché par de fâcheux accélérés dignes des bandes-annonces actuelles. Rien de bien gênant, mais rien de transcendant non plus, mis à part un plan-séquence somptueux, où les nouveaux immigrants se voient enrôlés de force dans l’armée américaine, habillés et repoussés dans un bateau sur le départ, d’où l’on extrait les cercueils en grand nombre des précédentes recrues…
La principale qualité de l’œuvre, comme dans ses autres films où Scorsese parle de New York, reste l’excellente utilisation faite des extérieurs, des lieux, et de la géographie, pour exprimer et représenter un état d’esprit spirituel, et une véritable intensité dramatique. La musique parvient également tout au long du film à exprimer ce combat spirituel, en mêlant instruments d’époque et rythmes actuels. L’autre grande qualité reste la performance des acteurs, allant du sublime (Daniel Day-Lewis), au surprenant (Cameron Diaz), en passant par celles non moins irréprochables de Jim Broadbent, Brendan Gleeson et Leonardo DiCaprio. Gangs of New York est un film étonnant, excentrique, riche en thématiques chères au cinéaste, mais perd malgré cela de son impact, en grande partie à cause du leitmotiv de vengeance. Il trouve néanmoins une résonance particulière après les attentats du 11 septembre, au travers d’un dernier plan symbolique.