Fleur du mal (La)

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La famille Charpin-Vasseur vit avec le souvenir du meurtre du père collabo dans les années d’après-guerre. Aujourd’hui, cette affaire semble enterrée, mais un tract vient la remettre à jour, afin de saboter la campagne électorale d’Anne qui se présente aux législatives. Au grand dam de son mari, Gérard, voyant ce projet d’un mauvais œil. Qui a écrit le tract? Qui a tué le père cinquante années plus tôt?

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Avant le film, il y a le titre. Un titre qui reprend ici, effrontément, l’Oxymore de Baudelaire, que Chabrol fait aujourd’hui sienne en lui imposant le singulier. Quelle est donc cette fleur du mal, qui se répand et gangrène le passé et l’avenir de la famille Charpin-Vasseur? Dans cette vieille lignée de la Bourgeoisie française, tout le monde est coupable. D’avoir assassiné le père, le mari, la femme, le fils. De n’avoir rien dit. Et surtout coupable d’appartenir à une famille maudite qui tente aujourd’hui de faire bonne figure en présentant l’un de ses membres aux élections municipales. Premier indice: "le temps n’existe pas. C’est un présent perpétuel". Aphorisme que l’on pourrait désigner comme faulknerien ("Le passé n’est jamais mort, il n’est même pas passé1"), mais qui aujourd’hui s’accorde finalement si bien au petit monde du cinéaste. Le temps, véritable ruban de moebius, se répète inlassablement, s’enroulant autour des personnages, les faisant danser autour d’un même destin commun. Tout n’est que répétition, c’est la première force du film chiasme de Claude Chabrol et c’est le véritable drame de la famille qu’il décrit. La fleur du mal, c’est avant tout cet objet fractal qu’est le temps, qui fige l’âme humaine en proie aux malheurs de l’existence. Les meubles restent inchangés malgré les cinquante années qui séparent le prologue du reste du film. Les dialogues ont ce charme suranné des films d’avant guerre, cette artificialité qui les rend hors du temps. Un tract infamant fait le lien entre passé et présent. Autant de détails qui trahissent le vieillissement d’une famille condamnée à tracer des cercles concentriques autour de l’escalier de la maison, objet à la symbolique forte, que Chabrol désigne comme étant celle du temps qui se meut tout en restant immobile – mais qui s’apparente tout autant à la métaphorique toile d’araignée dans laquelle évolue le personnage de Soupçons d’Alfred Hitchcock.

Deuxième indice: "l’univers montré est l’univers existant2", principe langien qui enferme les personnages à double tour dans un cadre réduit, celui de la caméra, de la maison bourgeoise, de la pharmacie, ou de la cage à oiseaux du jardin d’hiver. Le reste n’existe que peu et trahit plutôt une incapacité totale des personnages à s’extirper de ce cadre. La Maison du Pyla, dans laquelle Benoît Magimel et Mélanie Doutey s’évadent le temps d’un week-end, est elle-même une maison du souvenir dans laquelle il s’agit avant tout de perpétuer la tradition familiale. Il y a chez Chabrol une véritable philosophie du lieu, que l’on savait sous-jacente, et qui se révèle à chaque film un peu plus. Chaque personnage possède un lieu de prédilection en dehors duquel il se sent étranger. Chaque pièce possède un passé qui lui est propre, enfermant un peu plus les actants dans un carcan historique duquel ils ne peuvent se détacher. La maison bourgeoise, véritable repère de la Tante Line, est à ce titre représentative du lieu chabrolien par excellence. Constituée de vieux murs, décorée de meubles anciens, elle fait le lien entre l’histoire d’hier et celle d’aujourd’hui, entre celle qui a vu le meurtre du père, et celle qui entraînera la répétition de ce moment initial. Thème qui trouve une résonance dans ce fabuleux travelling descendant qui enferme la jeune Michèle et sa Tante Line dans un même destin représenté par la cage du jardin d’hiver. Séparées par une ligne verticale, elles se font face dans un rapport de force qui se terminera ironiquement par un match nul. Réflexion qui trouve son origine aussi bien dans la pression sociale que dans une coercition génétique et héréditaire, proche du naturalisme de Zola.

Le principe d’adaptation de l’œuvre de Zola est ici différent de celui adopté pour le film tiré du roman Madame Bovary de Gustave Flaubert. A l’illustration, Chabrol préfère cette fois une simple reprise des thèmes forts de l’écrivain, thèmes qu’il digère lentement dans un scénario qui est le sien. Comment ne pas voir la lignée des Rougon-Macquart dans celle des Charpin-Vasseur (troisième indice)? Même nom composé, même pêché originel qui dirige l’avenir de la famille. On savait depuis longtemps que l’œuvre de Chabrol s’apparentait, comme celle de l’auteur de J’accuse, à une gigantesque comédie humaine. Observateur d’un jeu de forces naturelles qui gouverne le destin d’une famille, le cinéaste adopte le ton acéré du romancier, décrivant ses personnages comme autant de descendants d’une lignée pervertie et révélée par le tract infamant, véritable MacGuffin. Faux déclencheur de l’intrigue, ce tract révèle peu à peu la véritable facette d’une famille prise entre l’étau d’un passé trop lourd (le meurtre) et d’un milieu envahissant (la bourgeoisie, les élections). Véritable clan dégénéré, les Charpin-Vasseur se reproduisent entre eux, passant sous silence les quelques invraisemblances familiales (beaucoup trop de morts mystérieuses pour une même famille), et s’entremêlent dans une toile qui ne les lâche plus. Le mari trompe sa femme dans l’arrière boutique de sa pharmacie, elle-même le délaisse pour faire du porte à porte auprès de ses électeurs potentiels (scène d’une drôlerie cruelle), leurs enfants s’avouent leur amour réciproque… Devant un tel portrait, l’on peut se demander si l’auteur du tract n’est pas Chabrol lui-même, et si cette fleur du mal ne désigne finalement pas l’ensemble de l’univers du cinéaste. Quoiqu’il en soit, le verdict est depuis longtemps connu. Tous coupable.

par Anthony Sitruk

En savoir plus

(1) Phrase reprise par Jean-Luc Godard dans plusieurs de ses films, notamment Hélas pour moi et Eloge de l’amour. (2) Claude Chabrol. Cahiers du cinéma hors-série, octobre 1997.

Lire également les critiques de Merci pour le chocolat et Madame Bovary.

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