Fin de concession
France, 2009
De Pierre Carles
Scénario : Pierre Carles
Avec : Pierre Carles
Durée : 2h10
Sortie : 27/10/2010
Pierre Carles s'interroge sur la privatisation de la première chaîne de télévision française : n'est-il pas scandaleux que TF1/Bouygues ait vu sa concession renouvelée automatiquement depuis 1987 ? Reprenant son combat anti-télé inauguré avec Pas vu pas pris, son premier film, il se confronte aux responsables de l'information qui ont toujours évité d'aborder ce sujet tabou. Mais l'enquête ne se déroule pas comme prévu : les vieux dinosaures et les jeunes gardiens du PAF savent désormais comment s'y prendre avec le critique des médias. Pour retrouver son « fighting spirit », Carles bat le rappel de ses amis et change de méthodes... Dorénavant, finies les concessions !
LE DÉSARROI ESTHÉTIQUE
Puisque Pierre Carles y revient à plein, puisqu’il en truffe sa voix-off, impossible de l’éviter : seule la première personne peut signer cette critique. Voici plusieurs mois que je n’ai rien écrit en ces colonnes, le temps me manque : je réalise et produis des documentaires. Je ne reviens pas à la critique par Fin de concession par hasard. Qui a pris l’habitude de voir les films de Pierre Carles sait quel rapport intime l’on vient à entretenir avec eux. Sait à quel point un film de Pierre Carles peut, à sa façon, vous transformer. Non que Pierre Carles réalise des chef-d’œuvres : il sait pertinemment qu’il n’en est rien, que c’est autre chose qui se joue. L’important est qu’il réalise des films que personne d’autre ne ferait à sa place. Des films, pour le citer, "de kamikaze". Ce disant, souvent, l’on cherche à dire que Carles “se grille” dans les médias, que le “kamikaze” est celui du “suicide commercial”. Jamais Pierre Carles n’aura de financement télé, jamais ses films n’y seront diffusés. Et alors? Pierre Carles s’en contrefout, ce rapport à la lucarne n’est en rien kamikaze : c’est une bonne habitude, un luxe même, puisque gage de liberté. La prise de risque est ailleurs, là où plus personne ne va voir. Le risque n’est pas de ne pas être vu à la télévision : il est de montrer, où que ce soit, ce que l’on n’y montre pas ; d’ouvrir, où que possible, des débats que l’on n’y mène pas. D’oser redire l’utopie, cette vieille amie oubliée, la questionner, la remettre au monde, quand bien même elle serait mal coiffée, peu présentable, encore cuitée de la veille. C’est que son réveil n’est pas simple, lorsque tout est organisé pour qu’elle s’endorme. Alors les films de Pierre Carles sont des tentatives, des questions ouvertes. Un monde sans travail? Une contre-violence à la violence d’État? Un panthéon pour Choron? Le point d’interrogation est aussi important que le reste. Des défauts de son premier film, Pas vu pas pris, exercice inégal de réponse à la télévision par les armes de la télévision, Pierre Carles a tiré des leçons de cinéaste : si l’on veut éviter la contradiction de répondre à la propagande par de la propagande, le cinéma militant est à interroger dans ses pratiques. C’est ce que m’a appris, dans ma jeunesse cinéphile, Pierre Carles, même lorsque je n’avais pas envie de le suivre. Ce qui a toujours importé, c’est l’état d’alerte face à ses films. L’activité rendue au spectateur, la latitude qui toujours lui est laissée de se situer avec ou contre, non pas le film, mais pratiquement chacun des plans du film.
C’est que le cinéma militant présente trop souvent cette limite que, jeune homme, je croyais tautologique puisque ontologique : sa militance, justement. Je me disais : le cinéma militant affirme, milite, admoneste, et c’est sa faiblesse. Les premiers films à s’être trouvés sur mon chemin (il y en eut bien d’autres par la suite) pour défaire cette déception furent, cela peut surprendre, ceux de Pierre Carles. La Sociologie est un sport de combat fut pour moi –j’étais à peine majeur et franchement enthousiaste – une leçon soudaine, inattendue : un “documentaire de gauche” (pour dire vite) pouvait donc être mis en scène, formellement libre et, surtout, me laisser penser, me laisser le temps et les circonstances pour réfléchir, sans virer pour autant à l’austérité professorale, sans rien asséner, me laissant être mon propre guide dans ses entrelacs. C’est de cette révélation (et bien évidemment de la rencontre avec d’autres films – on pourrait faire la liste, Trop tôt trop tard des Straub, les films d’Artavazd Pelechian, ceux d’Ariane Michel, mais cette liste est trop longue…) qu’a découlé progressivement mon envie de mettre en scène des documentaires. L’expression surprend peut-être, mais elle reste : je ne réalise pas, je mets en scène ; ce n’est pas le réel, mais bien ce que j’en fais. Je n’ai jamais pensé que les films de Pierre Carles touchaient au sublime, au sacré, à la quintessence du cinéma – pour cela j’avais d’autres modèles. Mais c’est en partie grâce à eux que j’ai compris que le documentaire ne peut qu’être une matière vivante, mouvante, qu’il ne faudrait pas fixer, bâtie nécessairement contre le désarroi esthétique “télévisuel” (je mets des guillemets parce que ce désarroi dépasse la seule petite lucarne, il bave, il dégueule sur le monde et sur ses écrans, parce que le règne du reportage est une infection d’époque, parce qu’en somme le documentaire qui mérite d’être nommé documentaire est sur grand écran denrée rare, et que la presse elle-même ne s’en rend plus compte, célébrant les pires infamies d’obédience télévisuelle, les Entre nos mains et consorts, cirques à moquer le prolétaire, si faciles à bombarder en “sujets”, en “manchettes” et en “unes”, quand quelques Violent Days désarçonnent tellement qu’on les ignore ou les oublie, laissent non-clos, dé-manichéisé, vivant de nouveau, un monde ouvrier dont le cinéma français se tient tellement éloigné).
Avec l’aide indirecte de Pierre Carles et de son héritage (comme les journaux Bourdieusiens et Guévaristes PLPL et Le Plan B), j’ai eu le courage de jeter ma télévision. J’écris bien le courage, comme s’il s’agissait d’un exploit. La dimension kamikaze est là : il est des films d’action qui font passer à l’action. Certes, en l’occurrence, il faut relativiser le danger ; mais il y a du péril à ces victoires-là : ce sont des victoires politiques. L’époque sait qu’elles sont rares, celles-ci, et qu’il faut les saluer. J’ai jeté ma télévision, j’ai écouté Pierre Carles, j’ai regardé ses films, ils m’ont transformé. À la sortie de Volem rien foutre al païs, comme beaucoup, je m’emportais encore en grandes discussions sur le trottoir, avec quelques inconnus croisés à la séance. Certaines choses encore diffuses en moi deux heures plus tôt prenaient soudain corps par l’exemple du film. Comme peu de films auparavant, celui-ci était immédiatement devenu un allié : j’allais le montrer aux amis, à la famille, j’allais pouvoir dire, prouver, que je n’étais pas seul. Non que je l’ignorais avant, mais tous les signaux médiatiques affirmaient le contraire : ce rapport différent au monde ne relevait pas d’un existant social, puisqu’il n’avait pas de parole publique, pas de visage public, pas de pensée publique. Il était monstrueux en ce que, ne relevant pas d’un existant médiatique, il était considéré comme exclu d’un existant social – et si, quand bien même, il venait à exister, il devenait monstrueux au sens propre, c’est-à-dire cas isolé, contre le sens commun, et simplement contre nature. Et miraculeusement, voilà que cette monstruosité portait visage et que ce visage avait tout l’air d’être humain…
Voilà l’intimité que j’entretiens avec le cinéma de Pierre Carles, voilà donc avec quel bagage je prends le train de Fin de concession. Et voilà aussi pourquoi l’introduction de ce dernier film, en forme de bilan peiné d’une trajectoire politiquement kamikaze, me touche en plein cœur, moi au même titre qu’un autre spectateur fidèle, mais très certainement plus que quiconque verra “un Pierre Carles” pour la première fois. C’est que Carles, redevenu Carles après s’être retiré croyait-on définitivement de l’autobiographie filmée, à l’occasion d’un beau trucage d’Enfin pris? (il disparaissait littéralement du plan, par la rudimentaire magie d’un fondu, après avoir achevé une singulière psychanalyse), rejoint dans cette colère rentrée affichée tout de go un épuisement familier. La même ambiance régnait ainsi sur l’ultime numéro du Plan B, impitoyable journal de critique des médias. En avril dernier en effet, l’organe de presse sardonique décidait en ces termes, au moins temporairement, de cesser de paraître : “L’atmosphère a changé. On ne nous hait plus, on ne nous injurie plus. Les traits vipérins s’espacent, le chyme claircit. Qui se trouve hors d’état de susciter l’adversité frôle la mort politique (…) On nous achète sans conviction, on nous jette un œil sans éclat, on nous approuve sans en tirer de conséquences pratiques. On nous consomme. Certains s’en seraient contentés ; pas nous.” Idem quelques mois plus tard de la revue Le Tigre, qui manquait de s’arrêter sur cette interrogation : pourquoi faire un journal iconoclaste et indépendant, poétique et engagé, différent donc conscient d’être faillible, si sa lecture en devient normée, comme une autre, sans conséquence ni colérique ni enthousiaste?
Le même doute travaille donc Pierre Carles lorsqu’il entame Fin de concession. Malgré lui, à son échelle, le sentiment lui vient qu’il est devenu une sorte d’institution subversive désormais presque acceptable. Et qui dit acceptable ne peut plus dire subversive. Le constat n’est pas neuf : il découle de l’habitude même du capitalisme. Lorsque étouffer ne lui suffit plus, le Parti du Pouvoir et de l’Argent préfère assimiler la critique – l’assimiler au sens organique, pour la restituer par quelque orifice, affadie, désamorcée, sans âme ni danger. Ce sont par exemple, dans la foulée d’Attention danger travail, les ersatz éhontés que furent les J’ai (très) mal au travail et autres Mise à mort du travail, récupérations télévisuelles, 3 puis 6 ans plus tard, de la voie ouverte en 2003. Ici, le propos politique du film, à savoir la question ouverte de la viabilité d’une société sans travail, disparaît profitablement (pour les chaînes de télévision qui récupérèrent la chose) pour se borner à la seule question, plus acceptée, de la souffrance au travail. De cette impression de surplace et de coups d’épée dans l’eau, Pierre Carles tire la force de revenir au front des médias, quitte à s’y casser le nez.
Le reste appartient au film et j’aurais tort d’en dévoiler les rouages. Je préfère tirer le fil de la politique des auteurs, de la cohérence d’une œuvre : lors du débat tenu dimanche 24 octobre 2010, à l’occasion d’une avant-première au Nouveau Latina, un spectateur réfutait l’idée communément admise que Fin de concession serait à considérer comme une suite directe à Pas vu pas pris et à Enfin pris? À son avis, le film avait plus à voir avec le semi-inédit Ni vieux, ni traîtres, réflexion brillante autour de la nécessité de la lutte armée à partir de l’exemple d’Action directe, et formidable pavé dans la mare d’une gauche devenue frileuse d’avoir suçoté trop goulûment le sein libéral (le film aura droit à une véritable sortie en 2011, dans une version très différente de celle vue en 2004, remontée et retitrée Guérilla Française). Sur le moment, j’ai eu du mal à comprendre. De Fin de concession, je retenais surtout l’incroyable capacité du film à l’autocritique, sa belle clairvoyance, presque désenchantée. Et c’est en l’interrogeant que la chose m’est apparue sous un autre aspect : n’était-ce pas là où le film me gênait a priori, dans sa “violence” relative (un vieillard est engueulé, un scooter est repeint, pas de quoi alerter Amnesty International), que se trouvaient les preuves de mon propre émoussement? À première vue, Fin de concession me semblait relever d’une redite, à la limite un exercice récréatif, une belle gymnastique pour néophytes. Il y avait en effet longtemps qu’un film n’avait pas tant exigé de ses spectateurs qu’ils soient attentifs à la mise en scène, qu’ils se méfient du montage, de tout montage, jusqu’à celui-là même du film à l’origine de cette mise en garde. Mais je n’avais pas vu venir le coup : le regard sommeille parfois tellement qu’on le croit éveillé quand il s’est de nouveau assoupi. N’était-il pas autrement plus gênant de voir une action sardonique bête et méchante d’enguirlandage de tartuffe être requalifiée en agression physique et sauvage par une presse bête et dangereuse? Si une variante à l’entartage pouvait m’embarrasser, si je ne me réjouissais pas d’entendre ses quatre vérités déballées à un revendeur de temps de cerveau humain disponible, au prétexte qu’il avait mal vieilli, comment dès lors aurais-je entendu l’annonce de la mort d’un Georges Besse? Disproportion? Peut-être, c’est tout le problème, toute la question. Peut-être même la question sous-jacente à l’entière filmographie de Pierre Carles.