Eloge de l'amour
France, 2001
De Jean-Luc Godard
Scénario : Jean-Luc Godard
Avec : Claude Baignières, Jean D'Ormesson, Rémo Forlani, Jean Lacouture, Bruno Putzulu, Jean-Henri Roger
Durée : 1h37
Sortie : 16/05/2001
"Pour penser à quelque chose, il faut obligatoirement penser à autre chose". Cette phrase tirée du dernier opus godardien revient sans cesse et résume le principe de ce film, ainsi que sa genèse. JLG, bébé devenu dinosaure, rempli d'angoisses, de pensées, se livre sans pudeur, et nous donne quelques éléments pour comprendre son oeuvre. A partir d'un scénario initial censé raconter quelque chose, les quatre moments de l'amour (la rencontre, la passion, la séparation, puis la réconciliation), le film dérive, pense à cet autre chose qui se trouve après la réconciliation. La guerre, la résistance, le cinéma, Hollywood... On pourrait parler de film testament si on ne savait que Godard a encore tellement d'autres choses à nous dire. Linéaire, limpide pour qui accepte de sortir un peu des sentiers battus d'Hollywood, le film déroutera peut être les fans du cinéaste suisse, ceux qui le suivent même dans ses films les moins "grand public" (Nouvelle vague, Forever Mozart). Le fait est tellement étonnant qu'il mérite d'être souligné. Godard change, malgré son âge. Il continue de grandir, d'évoluer, il a encore des choses à apprendre et à nous apprendre. Et ce qu'il nous dit, ce quelque chose, est comme d'habitude magnifique
"Quelque chose". Ce quelque chose, c'est l'amour, un sujet que Godard n'a finalement que rarement évité depuis le début de sa carrière. Montrer les quatre moments de l'amour. Voilà tout ce qui reste du projet initial. Un squelette, vieux de quatre ans. Une armature, quelques scènes. Celles montrant un jeune cinéaste, Edgar, réunir un casting pour un film, Eloge de l'amour. Il rencontre de jeunes comédiens, leur fait répéter des textes, des répliques de son futur film, et interpelle le spectateur par la même occasion. "Si vous n'aimez pas la montagne, si vous n'aimez pas la mer, si vous n'aimez pas la campagne...allez vous faire foutre !" disait Poiccard, le personnage de A bout de souffle face à la caméra. "Si vous n'aimez pas mon film..." disait le jeune Jean-Luc, alors bourré d'insolence. Quarante ans plus tard, Godard nous parle toujours, plus que jamais. "Il ne faut pas regarder, il faut écouter", dit Edgar à l'un des acteurs, ou Godard au spectateur. Parce que les films qui se regardent ne resteront pas. Au détour d'un plan, on voit la façade d'un cinéma programmant Pickpocket et Matrix, l'image faisant le lien entre deux pans du cinéma séparés de cinquante ans. Quelques scènes plus tard, retour sur la façade, l'affiche de Matrix a disparu, remplaçée par celle de La lettre. Matrix passe, Pickpocket reste. Bresson est toujours là cinquante ans plus tard. Alors que Hollywood change. Godard nous parle, il suffit de l'écouter pour le comprendre. Il parle plus lentement qu'il ne l'a jamais fait, allant jusqu'à épeler les citations, qui foisonnent dans ce film comme dans les précédents.
Mais l'amour ? On y revient toujours, mais on y reste jamais vraiment. On passe à autre chose, constamment. Et on y revient au détour d'un plan, d'un mot, d'une citation de St Augustin : "La mesure de l'amour, c'est aimer sans mesure". Et aimer sans mesure, c'est passer à autre chose, comme l'explique Edgar à ses acteurs. Pouvoir dire qu'on a tout eu de l'autre, qu'il restera toujours, et qu'on peut (doit ?) s'en séparer. Et Godard aime sans mesure, alors il pense à autre chose.
"Autre chose". Cet autre chose, c'est comme toujours chez Godard, la guerre, la résistance, 45. Ce gardien de la paix assassiné par "les allemands". Cette affiche montrant De Gaulle, Celui qui a dit non. Ce couple de résistants à qui Spielberg veut acheter une histoire. Leur histoire. Ou l'Histoire traversant leur vie...Les films ne racontent jamais une histoire, mais l'Histoire à travers la vie de quelques personnages, nous dit Godard. Il cite Bresson : "Il faut que ce soit les sentiments qui amènent les événements et non l'inverse". Ici les sentiments relancent l'Histoire, celle des camps, celle de Drancy... Edgar recherche une femme qu'il a rencontrée deux ans plus tôt et se retrouve confronté à la réalité des camps de la mort, à celle de la résistance.
"Le passé n'est jamais mort, il n'est même pas passé" disait Faulkner, repris par JLG dans Hélas pour moi. Et le passé revient toujours à la trace. Ce passé qui n'a pas été montré, celui des camps de la mort, celui de Drancy, nom qu'on ose aujoud'hui accoler au mot "avenir". "Drancy-Avenir", le nom d'une station de tramway. Tout ce qu'il reste de ce passé, ce sont des noms, des mots à écouter, et non des images à regarder puisque les camps n'ont pas été filmés.
Les noms, voilà ce qui reste. Dans Eloge de l'amour, comme auparavant dans Prénom Carmen on s'attache à savoir ce qu'il y a avant le nom. Et avant le nom, il y a l'Histoire. Celle de l'homme, celle du quartier, celle de la ville (Paris filmée comme elle ne l'a jamais été depuis la Nouvelle vague). Celle du pays. Et les américains du nord, alors, comment s'appellent ils ? Les habitants des Etats-Unis ? Voilà un peuple, celui du premier pays du monde, qui ne s'appelle pas. Il n'a pas de nom. Il n'a pas de nom parce qu'il n'a pas d'Histoire. Alors il vole celles des autre pays. Pour faire du cinéma qui se regarde. Ou qui se voit, et qui s'oublie. Du cinéma qui passe, mais ne reste pas.
Quelque chose sur Godard. Le cinéaste suisse a beau réaliser un film plus clair, plus explicite, il n'en reste pas moins Godard. Celui qui nous donne à entendre mais pas à comprendre. Et Godard, contrairement à ce qu'il pourrait nous laisser croire, a toujours de l'avance sur nous. Comme avec ce livre blanc, qu'on pourrait assimiler à la page blanche de l'écrivain, mais que Godard s'empresse de désigner comme le livre blanc de l'affaire, celui que les historiens désignent comme le cahier des charges de la période qu'ils étudient. Et Godard de sourire malicieusement dans son coin, persuadé de nous avoir une fois de plus laissés sur le bas côté du chemin. Godard restera toujours Godard. Celui dont on ne pourra jamais anticiper les images, les thèmes, les mots. Finalement, Godard parlera toujours de Godard, de L'histoire qui passe sous ses yeux et influence la sienne. De ses rires, de ses peurs, de ses regrets. Ce sera finalement toujours Jean-Luc par Godard. Godard par Jean-Luc. JLG/JLG.