El Aura
Argentine, 2005
De Fabian Bielinsky
Scénario : Fabian Bielinsky
Avec : Alejandro Awada, Pablo Cedrón, Jorge D'Elia, Ricardo Darin, Dolores Fonzi, Manuel Rodal
Durée : 2h12
Sortie : 29/03/2006
Suite à un concours de circonstances, un taxidermiste fantasmant depuis des années des scénarii de braquages sans oser passer à l'acte, se retrouve au cœur d'un coup magnifique: le détournement du plus grand transfert de fonds d'un casino.
Le texte qui suit comporte plusieurs révélations quant à la trame d'El Aura. Il est donc conseillé d'avoir vu le film avant d'en lire la critique.
VEUILLEZ RÉCUPÉRER VOTRE CARTE
Ainsi, la crise argentine n'était qu'épilepsie. Une série de spasmes. Et la fébrilité créative qui l'accompagna, un instant de grâce, une "aura" – cette mise en suspens du monde, tétanisante et sublime, qui annonce à l'épileptique la crise en devenir et donne son titre au deuxième long métrage de Fabián Bielinsky. Le plan d'ouverture semble en effet en témoigner, qui voit le héros des Neuf Reines (Ricardo Darin, un peu monocorde), désormais sans nom, s'éveiller, à peine étourdi, sur le froid carrelage d'une banque déserte. Le bip bip autoritaire d'un distributeur automatique l'interpelle: après la banqueroute, il veut enfin lui rendre sa carte bleue. Plan gratuit (sans mauvais jeu de mot: il ne trouvera pas d'écho par la suite), mais plan signifiant. Suivi d'assez près par un premier morceau de bravoure: un braquage, à la fois fantasmé et pourtant déroulé en live, à la fois souhaité et immédiatement révoqué. Et déjà, Bielinsky dit tout. Tout de l'Argentine, de sa parenthèse créative enchantée, ouverte et refermée aussi sec (deux ans depuis le dernier choc argentin, Los Muertos). Tout du défi que constitue la mise en route d'un deuxième film et des obligations qui en découlent: régler les comptes passés, en ouvrir de nouveaux et investir ailleurs. Tout de sa position personnelle – appelons ça la tentation de l'Amérique, séduisante sirène, ici côtoyée (production d'envergure, sous l'égide des frères Hadida, heureux participants au jackpot du Seigneur des anneaux de Peter Jackson, "découvreurs" de Quentin Tarantino et monteurs financiers du Silent Hill de Christophe Gans) autant que combattue, à son corps défendant. Donc tout d'El Aura, en somme: film fuyant son genre (le casse) par discernement.
DIFFUSEUR D'AMBIANCE
Puisqu'il n'y a de casse intéressant à filmer que menacé par l'échec, semble nous dire Bielinsky, autant en repousser l'échéance au plus loin. Voici donc El Aura lancé sur des rails digressifs, captant la matière documentaire des gestes, et l'exploitant comme base inattendue à sa mise en scène. Hormis le braquage non avenu, soutenu par la parole puisque rêvé donc à démentir, les beaux moments d'El Aura sont en effet muets, parce que vécus et incarnés physiquement. Empailler en musique – ou plutôt fuir le monde des vivants. Voyager assis – ou plutôt voir, immobile, l'espace-temps muter alentour. Chasser – ou plutôt errer, fusil en main. Tirer – ou plutôt viser le vide et manquer sa cible. Se faire secouer – ou plutôt subir, par manque d'énergie, pluie de coups et de mottes de terre. Seule compte, dans El Aura, la présence ou l'absence, charnelle surtout: le héros n'a pas de nom, sa femme pas de visage; son ami s'éclipse, son hôte n'a pas le temps d'apparaître; d'autres attendent l'hôte, qui ne paraîtra plus, pour disparaître à leur tour; d'autres encore surviennent, surgissant de nulle part, avalant 800 kilomètres avec plus d'aisance qu'ils ne marchent 200 mètres… Ainsi, par vagues, fluent et refluent les personnages, les hypothèses narratives, les influences. Et se diffusent les ambiances.
VOTRE CARTE A ÉTÉ AVALÉE
Depuis cette belle flottaison des enjeux, Bielinsky lance plusieurs pistes, dont certaines mènent à bon port. On retiendra notamment un plan-séquence virtuose, en retrait contemplatif d'une fusillade, convoquant autant le mirage hollywoodien (pétoires, voitures de flics, course à la mort, Scope parfaitement exploité), qu'une sensibilité plus lyrique, qu'on qualifiera maladroitement d'"européenne" (on se prend à songer, avec étonnement, aux Espérances de feu de Philippe Garrel, ou à La Peur, petit chasseur de Laurent Achard). D'une maîtrise impressionnante, mais jamais surlignée (on n'est pas chez Carlos Reygadas, ni chez Amat Escalante), cette séquence transcende autant qu'elle condamne le film, la suite étant irrémédiablement affadie. Car El Aura pêche par excès d'inconstance – défaut croissant avec la durée, donc ici forcément sensible, sur les fort longues deux heures douze de métrage. Irrégulier et promettant trop pour, au final, ne pas donner assez, le film perd en assurance à mesure que le scénario résout mollement ses hypothèses. Comme si, pour filer la métaphore, Bielinsky avait oublié qu'un ATM finit toujours, si l'on attend trop pour la récupérer, par avaler la carte bancaire tendue dans le vide.