Festival de Locarno: Dragonfly Eyes
Chacun d’entre nous est, en moyenne, filmé 300 fois par jour par des caméras de surveillance. Ces «yeux» qui voient tout remarquent Qing Ting, une jeune femme, alors qu’elle quitte le temple bouddhiste où elle s’est formée pour devenir moniale. De retour dans le monde laïc, elle est embauchée dans une exploitation laitière hautement mécanisée. C’est là qu’un technicien, Ke Fan, tombe amoureux d’elle, enfreint la loi pour tenter de lui plaire et finit en prison. À sa sortie, il ne retrouve pas Qinq Ting et la cherche désespérément, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’elle s’est réinventée dans la figure de la célébrité du net, Xiao Xiao. Ke Fan décide de se reconstruire.
AUX YEUX DES VIVANTS
Premier long métrage de cinéma du plasticien chinois Xu Bing (lire notre entretien), Dragonfly Eyes était à l'origine une installation. Dragonfly Eyes reste un film expérimental mais ça n'est bien évidemment pas un gros mot. Le dispositif hors normes de ce film, entièrement conçu à base de vidéo-surveillances en libre accès, est à la fois gonflé et excitant. Le résultat est absolument passionnant. Le réalisateur dit avoir voulu saisir ces fragments de réalité pour raconter une histoire. Elle existe certes, mais elle ressemble sans cesse à un Macguffin dans ce kaléidoscope abstrait, aussi fascinant que glaçant.
Très rapidement, une première vidéo de caméra surveillance donne la curieuse impression de regarder un épisode anodin de Vidéo Gag... sauf que celui-ci pourrait bien être mortel. Dragonfly Eyes, avec son regard de libellule qui peut tout voir, s'attarde en un captivant dialogue sur le spectaculaire et l'anecdote. Pourquoi une caméra est-elle posée vers ce paisible temple ? Que doit-on attendre de ces images d'un repas pépère pris dans une salle où sont disposées trois baudruches ? Il y a un sens extraordinaire de l'absurde dans ce collage fou, et qui prend encore plus d'ampleur lorsque devant nos yeux des toits s'envolent comme dans un slapstick de Buster Keaton.
On assiste ici à ce qu'on ne voit plus, ou ce qu'on ne regarde pas : une foudre impressionnante qui s'abat sur terre, un ouragan qui emporte tout, un éboulement, un glissement de terrain – et c'est la planète entière qui, à répétition, semble à deux doigts de se casser la figure. Ce n'est pas un hasard si l'on observe une forte récurrence d'images de carambolages automobiles : le monde ici est vu comme une partie totalement insensée d'auto-tamponneuses, entre les forces de la nature qui se déchaînent en un apocalypse soufflant, et les êtres humains qui se mettent sur la gueule, parfois sans contexte, accentuant le surréalisme non-sensique ambiant, KO et au bord de la banqueroute. Lorsqu'une vache penaude glisse de son camion et est abandonnée dans un paysage enneigé, Dragonfly Eyes est d'une drôlerie WTF sans égale.
Le film est un pari palpitant car il semble y avoir ici autant de narrations que de fragments de vidéos. Il pose aussi la question du regard : aux yeux des caméras, pourtant créées et disposées par des humains, tous les protagonistes sont identiques. Un hangar rempli de mannequins en plastique est là comme un clin d’œil, et l'obsession de la chirurgie esthétique semble aller dans le sens d'une robotisation générale. Les caméras sont là, parfois même des webcams complices en toute connaissance de cause. Elles nous observent sans qu'on ne sache parfois pourquoi, et restent de glace, imperturbables même face aux pires catastrophes. Xu Bing brode un récit rocambolesque mais celui-ci ne paraît pas si fou en comparaison avec le réel, regardé avec un mélange inédit d'effroi et d'amusement.