Dead Slow Ahead
Embarqué pendant plusieurs mois à bord du Fair Lady, le réalisateur Mauro Herce livre un portrait hypnotique de ce gigantesque cargo et des marins qui l'habitent, submergés par un monde industrialisé dont ils ne semblent être que de simples engrenages."
ANAMORPHOSÉ
On parle quasiment toujours du "genre documentaire"... au singulier. A tort, tant le domaine est éclectique, allant jusqu'à abriter des familles de cinéma qui n'ont presque rien en commun entre elles. Dead Slow Ahead est certes un documentaire, mais on pourrait pousser la nomenclature plus loin en le classant parmi cette catégorie au nom un peu suspect: les "essais" ou "poèmes visuels". Ou bien on pourrait aussi dire que le film appartient autant au cinéma qu'à l'art vidéo. Ces appellations sont justes, et pourtant elles mettent en avant la pauvreté du vocabulaire qui entoure les genres documentaires. Un vocabulaire pas toujours à la hauteur de l'ambition artistique des œuvres en question. Ça tombe bien, de l'ambition, le réalisateur Mauro Herce en a revendre.
Dead Slow Ahead n'a rien d'un reportage-vérité. Le film fait au contraire le pari d'une économie d'information radicale: aucune interview ou voix off, presque pas de dialogues, zéro intertitre explicatif et surtout aucune indice sur le lieu où nous sommes, les gens que nous croisons. Nous sommes sur un navire marchant, nous sommes en mer, et nous n'en saurons pas davantage. Peu importe la destination, peu importe la cargaison, le cœur du film est ailleurs: dans une vertigineuse perte de repère. Exploré de l'intérieur comme de l'extérieur, ce navire est un no man's land hors du temps, une gigantesque carcasse de ferraille où les seuls bruits - ceux des monstrueuses machines - créent une ambiance hypnotisante à l'inquiétante étrangeté, propice à la fascination.
Comme dans une anamorphose, le film met en scène le réel avec un léger pas de côté, avec un point de vue suffisamment décalé pour le rendre d'un seul coup surnaturel. Dead Slow Ahead s'ouvre sur des images presque abstraites, qui ne se dévoilent que progressivement. Les plans et images 3D de radars semblent venir d'un film de science-fiction, tandis que la caméra prend un recul inédit jusqu'à nous faire remettre en question le détail le plus banal. Observe-ton un gigantesque paysage marin ou bien une simple aspérité sur un mur ? Un océan entier ou bien une tache ? Le travail plastique de Mauro Herce est saisissant à plus d'un titre, mais c'est sans doute cette perte d'une échelle de mesure qui crée les scènes les plus stupéfiantes. Le voyage semble bifurquer à mesure que la présence humaine quitte l'arrière-plan, mais même en perdant un peu de son mystère, Dead Slow Ahead ne retombe jamais dans un cinéma conventionnel. Ce n'est pas un mince compliment. Voilà un film qui passe comme un rêve inquiétant, peuplé d'images fantastiques.