Crosscurrent
Chang Jiang Tu
Chine, République populaire de, 2016
De Chao Yang
Scénario : Chao Yang
Avec : Qin Hao
Photo : Lee Pin-Bing
Durée : 1h56
Un jeune capitaine de cargo remonte le Yangtze et débarque à chaque port à la recherche de l'amour. Il réalise qu'il rencontre toujours la même femme, qui est de plus en plus jeune à chaque arrêt...
QUELQUE PART DANS LE TEMPS
Il aura fallu onze ans au réalisateur chinois Yang Chao (lire notre entretien) pour réaliser Crosscurrent, son troisième long métrage. Une gestation aussi sinueuse et interminable que le Yangzi Jiang, un fleuve tellement gargantuesque que même en France on lui connait plusieurs noms, du Fleuve bleu au Yang-Tsé. Un fleuve d’ailleurs riche de symboles, puisqu’il traverse à lui seul presque toute la Chine, des déserts ancestraux jusqu’aux mégalopoles portuaires, et qui conserve aujourd’hui encore dans la culture populaire une aura mystique et mythologique. Un fleuve à la fois métaphorique et bien réel ? C’est exactement le point de départ de Crosscurrent, fable somnambule d’une beauté à tomber à la renverse.
Gao Chun et son bateau remontent le Yangzi Jiang jusqu’à sa source. Son trajet commence dans le port futuriste de Shanghai et le mène, étape par étape, vers ses souvenirs. A chaque étape, le fantôme d’un amour passé lui revient, telle une sirène l’appelant de plus en plus profondément dans le fleuve, le poussant à abandonner son équipage et le monde moderne derrière lui pour venir se perdre dans la brume. Récit de la passion d’un homme perdu pour un éternel féminin, Crosscurrent est à la fois une histoire d’amour, une histoire du Yangzi Jiang et une histoire de la Chine. A mesure que Gao Chun remonte le fleuve, il semble remonter le temps. Certaines villes pourtant présentes sur sa carte ont disparu, englouties par la construction d’un barrage, détruites par les hommes ou simplement effacées de la mémoire collective. Au plus proche de la source, le paysage devient un désert dénué de traces humaines, un royaume hors du monde, hors du temps.
Avec un talent fou à la mesure de son ambition, Yang Chao réconcilie les contraires comme par magie en un ensemble cohérent et fascinant : ancestral et contemporain, plastique et émouvant, aux personnages symboliques et pourtant tangibles (toute mythologique qu’elle soit, cette romance contrariée est bouleversante comme jamais). Sur le plan visuel, Crosscurrent conjugue également le passé et le futur. Les images de montagnes gargantuesques, avalant les minuscules humains sous leur gigantisme, rappellent la peinture chinoise classique, tandis que les lumières bleutées des villes sorties de nulle part (images presque abstraites) viennent rappeler que la Chine est à la pointe de l’art contemporain. Le point d’orgue de ces dualités se situe sans doute dans la scène centrale du film, la traversée d’un barrage s’ouvrant comme la porte d’une autre dimension. Un pont entre deux mondes, mais un pont entre deux types de cinéma, mi-Hou Hsiao-Hsien mi-Matthew Barney.
Le film de Yang Chao partage avec ceux de ces deux géants plasticiens une beauté lente et hallucinante, ainsi qu’un mystère permanent percé de fulgurances esthétiques. Un brouillard en forme de monochrome, un feu isolé dans la forêt, un feu d’artifice se reflétant sur un visage… certains plans de Crosscurrent laissent bouche bée de splendeur (on retrouve d’ailleurs à la photo Lee Ping Bin, collaborateur de Wong Kar Wai et Hou Hsiao-Hsien) mais leur beauté n’est jamais superficielle ou écrasante. Tel le fleuve dont on ne sait jamais très bien si l’on arrivera un jour au bout, l’ensemble possède une torpeur particulière, magnétique et berçante à la fois. De la première à la dernière minute, l’hypnose est totale.