Crazy Horse
Pour son 39ème film, Frederick Wiseman lève le rideau d’une troisième institution française après la Comédie Française et le Ballet de l’Opéra de Paris. Au cœur du célèbre cabaret parisien, la caméra du documentariste américain suit le chorégraphe Philippe Decouflé et Ali Mahdavi qui réinventent les numéros de la revue de danseuses nues. Découvrez la vie du Crazy, des répétitions aux représentations publiques....
ET JE DANSE (DANSE, DANSE)
Crazy Horse s'ouvre (et plus tard, se ferme) par une illusion: un magicien fait des ombres avec ses mains, mime un diable ou un baiser. Ensuite, une jeune femme (dispositif Wiseman oblige, pas de carton de présentation, encore moins de voix off) simule un acte sexuel face au micro. Derrière la signature des perruques rouges et les rideaux de paillettes, Crazy Horse est un film sur une double illusion. Celle, premier degré, du spectacle. En de longues captation, Frederick Wiseman filme le corps à l'œuvre, de répétition en répétition, où chaque mouvement de poignet est mis en scène minutieusement par le chorégraphe Philippe Découflé. Le dispositif n'est pas fondamentalement différent de celui employé pour La Dernière Lettre, où Wiseman invisible filme un monologue à partir de la dernière lettre d'une mère juive à sa fille, alors que les Nazis entrent en Ukraine. Un refus de la fictionnalisation, un retrait, une certaine froideur, et en même temps une omniprésence, par la répétition des séquences, par le temps (et Wiseman aime tourner longtemps), pour capturer peu à peu l'essence de la scène, du lieu, élargis à un Paris de nuit. Quelques plans sur une Seine aux reflets ou, dans la salle du Crazy, une main qui s'empare d'une bouteille de champagne (on ne verra jamais le public; la scène, les coulisses, mais pas l'effet produit par la mise en scène).
L'autre illusion dont traite Crazy Horse est l'acte créatif, pas du spectacle en tant que tel, mais de la femme, une certaine idée de l'érotisme et du féminin. La distance qu'installe Wiseman permet toutes les interprétations, peut paraître opaque, laisse entendre ce qu'on veut. Mais il y a une dignité dans la façon dont il filme les danseuses, une certaine ironie lorsqu'il enregistre les propos du directeur artistique en extase, rêvant de Dietrich, des scènes de comédie avec Fifi Chachnil en costumière des danseuses qui mériterait un film à elle seule (et Lova Moor, elle est où?). Plus tard, un basculement dans le trivial absolu voire même la vulgarité quand Wiseman filme une audition où on encourage les nouvelles venues à bien se cambrer. Ce grand écart aussi entre fantasme sur talons aiguilles qui se prélasse sur du Antony & the Johnsons et l'enregistrement, plus tard, d'une chanson quelque part entre un spot de pub d'IDF1 et le fameux Queen of the Disco d'Annie Cordy. L'image de la femme ici recréée se situe quelque part par là. Mais pas de jugement à l'emporte-pièce pour autant, d'indignation facile, encore moins, on s'en doute, de traitement Mireille Dumas façon documentaire vicelard de Noël, ce Crazy Horse laisse planer bien plus de mystère.