Le Cheval de Turin
A Torinói Ló
Hongrie, 2011
De Bela Tarr
Scénario : Laszlo Krasznahorkai, Bela Tarr
Avec : Miroslav Krobot
Photo : Fred Kelemen
Musique : Mihály Vig
Durée : 2h26
Sortie : 30/11/2011
Le 3 janvier 1889, sur la piazza Alberto de Turin, le philosophe Friedrich Nietzsche se jeta, en pleurant, au cou d’un cheval de fiacre épuisé et brutalisé par son cocher. Puis il perdit connaissance. Après cet évènement, il n'écrivit plus jamais et sombra dans la folie. Le Cheval de Turin raconte l'histoire du cheval, de son maître et de la fille de celui-ci, vivant tous les trois dans une ferme reculée.
IF YOU DO NOT SEE A MOVIE YOU WANT TO SEE, YOU HAVE TO MAKE ONE YOURSELF
Doublement récompensé lors de la Berlinale 2011 par le grand prix du jury (Ours d'Argent) et le prix Fipresci (prix de la critique internationale), Béla Tarr est devenu cinéaste car il était en colère. En effet, les films projetés alors en Hongrie ne reflétaient pas la vie telle que l’ouvrier de chantier maritime qu’il était la voyait autour de lui. Le Nid Familial sera sur les écrans en 1977. Il est important pour lui de partager sa vision de la vie et ses films parlent de la même problématique, essayer de comprendre la condition et les relations humaines. Au fil des métrages, il a ajouté l’élément nature, le temps et l’espace. Des films « simples et purs » comme il les appelle mais qui ne racontent pas d’histoire car pour lui les histoires sont justes bonnes à donner l’illusion qu’il se passe quelque chose. Il va faire le même film toute sa carrière, allant à chaque fois un peu plus profondément dans le traitement, à la recherche de l’univers qui entoure toute chose. Chaque opus a généré le suivant, son style se nourrissant de l’expérience précédente. Du plan serré qui scrute les visages tel le scalpel pendant l’autopsie des sentiments, aux plans-séquences qui posent douloureusement l’absence d’issue, ce style parle de la perte des illusions et des faux espoirs. Après une alternance, il reste fidèle depuis Damnation (1987) à cette incroyable palette noire et blanche déclinée sous toutes ses possibilités, parfait écrin à la noirceur déployée à l’écran. Aujourd’hui la bouche est bouclée. Le Cheval de Turin est son dernier film. Il semble en effet difficilement imaginable que le cinéaste hongrois puisse aller plus profond, que ce soit dans le fond ou la forme. Sur l’écran, 2h26 de métrage, 29 plans-séquences et six jours qui s’égrènent jusqu’à la fin. Six jours, non pas pour créer mais pour conclure. Une conclusion annoncée depuis 2008 et la sortie de L'Homme de Londres, "quand vous le verrez, vous comprendrez pourquoi ce ne peut être que mon dernier film."
TOUT EST PERDU À JAMAIS
Le générique de début défile silencieusement. Noms blancs sur écran noir. Une voix-off prend le relais, l’écran lui reste noir. Elle relate l’anecdote du 3 janvier 1889 à Turin lorsque le philosophe Nietzsche a sombré dans une douce démence, le corps accroché au cou d’un cheval martyrisé par son cocher. La carriole apparaît ensuite sur l’écran. Le cheval ne sera pas de nouveau fouetté mais lutte contre les éléments - un vent tempétueux qui soufflera jusqu’à la fin -, et les accords qui accompagnent cette longue marche contrariée sonnent comme un glas. La fin est dans le commencement et pourtant on continue. Les jours vont effectivement se dérouler au rythme des habitudes de l’homme et de sa fille vivant dans une ferme au beau milieu d’une campagne aride et stérile. Un quotidien simple et dépouillé à l’implacable mécanique. Les mêmes gestes répétés encore et encore, en un accord complémentaire et tacite que seule la force de l’habitude peut générer. Ces gestes sont filmés chaque jour sous un angle différent afin de bien souligner l’absence d’échappatoire. La nature alentour, âpre et sèche, semble avoir déteint sur les deux personnages. Les gestes ayant depuis longtemps remplacé toute parole, et peu de mots seront échangés entre eux au-delà du nécessaire. Les accords lancinants de la musique déjà entendue au début résonneront eux tout au long du film. Les seuls sentiments palpables sont pour le cheval, qui le premier subira son destin. Le père et sa fille sont englués, emprisonnés dans cette cabane et la tempête qui souffle nuit et jour rendra tout éloignement impossible. Implacablement le temps s’écoule et la fin annoncée par le premier visiteur et prophétisée par les tsiganes ensuite, devient inéluctable. Les plans-séquences se suivent et l’espace vital se réduit inexorablement. L’intensité des plans est à couper au couteau et quand la caméra s’arrête longuement sur un des personnages de dos en train de regarder par la fenêtre, c’est toute la solitude du monde qui envahit l’écran. Quand ce même plan est reproduit à l’identique de l’extérieur de la maison, l’enfermement prend tout son sens. La nuit va venir. Elle sera longue. Enfin le silence régnera.