Cemetery of Splendour
Thaïlande, 2015
De Apichatpong Weerasethakul
Scénario : Apichatpong Weerasethakul
Durée : 2h02
Sortie : 02/09/2015
Des soldats atteints d’une mystérieuse maladie du sommeil sont transférés dans un hôpital provisoire installé dans une école abandonnée. Jenjira se porte volontaire pour s’occuper de Itt, un beau soldat auquel personne ne rend visite. Elle se lie d’amitié avec Keng, une jeune médium qui utilise ses pouvoirs pour aider les proches à communiquer avec les hommes endormis. Un jour, Jenjira trouve le journal intime de Itt, couvert d’écrits et de croquis étranges. Peut-être existe-t-il une connexion entre l’énigmatique syndrome des soldats et le site ancien mythique qui s’étend sous l’école ? La magie, la guérison, la romance et les rêves se mêlent sur la fragile route de Jenjira vers une conscience profonde d’elle-même et du monde qui l’entoure.
DANS LE PALAIS INVISIBLE
Il a beaucoup été question de regard chez les cinéastes les plus sensibles de la sélection officielle du Festival de Cannes, d'Hirokazu Kore-Eda dans Notre petite soeur (où l'on apprend à reconnaître la beauté "là où elle est") à Naomi Kawase dans An (où l'on ne regarde pas les esprits et les éléments comme ailleurs). La vérité, le bonheur, la paix s'offrent à ceux qui savent regarder. Un panneau accroché à un arbre dans Cemetery of Splendour prévient: "quiconque court après le paradis va en enfer". Apichatpong Weerasethakul poursuit ce geste avec son nouveau long métrage. Jenjira, la formidable héroïne du film, apprend (littéralement) à ouvrir très grand les yeux face à un décor qui n'a pas besoin d'être orné d'or pour être rayonnant. Le point de départ de Cemetery of Splendour, ironiquement, est le sommeil, les yeux grand fermés. Un hôpital provisoire installé dans une école à l'abandon accueille des soldats frappés par la maladie du sommeil. Le lieu paisible est traversé par des portées de poussins. A quoi rêvent les soldats endormis ? A quoi rêvent les infirmières qui veillent sur eux ?
La Palme d'or de Weerasethakul, Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) était déjà un coffre extraordinaire s'ouvrant sur un imaginaire sans limite. On y croisait des fantômes et des hommes-singes. La part d'imaginaire est tout aussi importante dans Cemetery of Splendour, mais le traitement est inverse. Les seules créatures merveilleuses qui apparaitront à l'écran sont de vieilles statues géantes et usées de dinosaures et de lions. On croisera bien des déesses immortelles, mais celles-ci ressemblent aux autres jeunes femmes. Pour ceux qui savent regarder, la magie est partout. Weerasethakul confie que la découverte du matériel médical de ses parents médecins constituait déjà un contact avec la magie. Ecouter un battement de coeur avec un stéthoscope, découvrir un autre monde à travers un microscope. Cemetery of Splendour, sans passer par de tels ustensiles, propose lui aussi un voyage intérieur.
"On ne peut pas empêcher les rêves, comme on ne peut empêcher les pensées". Il arrive un moment où l'on ne sait plus trop (spectateurs comme personnages) ce qui tient du rêve ou de la réalité dans Cemetery of Splendour. Peu importe: le rêve est aussi réel que la vie de tous les jours. Le merveilleux chez Weerasethakul transcende le quotidien dans cette ville, dit-on, ennuyeuse à mourir. La jungle hier abritait toutes sortes de créatures ; les lieux ici conservent leur importance. L'énergie vient de l'environnement, et - idée d'une poésie folle - un cimetière de rois continue à exercer son influence sur les protagonistes. Le décor de cette petite ville, familier de Weerasethakul, est une mémoire, comme celle de la crue encore visible sur les troncs d'arbres. Et puis il y a les traces qu'on ne voit pas: la promenade dans un palais invisible, où les feuilles mortes au sol se transforment en marbre rose. Décidément, dans un parti-pris presque politique, le monde intérieur fait autant partie de la vie que le monde qu'on voit.
Lors de la séquence la plus hallucinante du film, moment d'hypnose plastique, les fondus et superpositions s'enchainent lentement, la nuit semble prête à révéler ses mystères, la lumière change (là encore) en un battement de coeur. On teste sur les soldats une thérapie par la lumière. Qui dit lumière dit cinéma et ce n'est pas un hasard si ladite séquence présente des garçons et des filles qui se rendent dans des salles. Il y a ici une foi en l'imaginaire comme une foi dans les contes et une foi dans le cinéma et ses possibilités infinies. Comme celle de laisser des trous, lorsqu'on ouvre un carnet aux pages blanches d'où surgit un "BONJOUR". Comme celle d'en rire avec cette mamie un peu revêche, cette medium qui pourrait être agent du FBI, ces soldats beaux comme Clark Kent. Comme celle, par la seule force de la mise en scène, par sa beauté et par sa grâce, de créer du fantastique sans une trace de fantastique.