Brahmane du Komintern (Le)
France, 2006
De Vladimir Léon
Avec : Adolfo Gilly, Ignacio Saldivar, Arnoldo Martinez Verdugo
Photo : Sébastien Buchmann, Arnold Pasquier
Durée : 2h08
Sortie : 24/10/2007
Du Mexique à la Russie, d’Allemagne en Inde, le réalisateur Vladimir Léon part à la recherche d’un aventurier révolutionnaire du Bengale : M. N. Roy. Fondateur d’un parti communiste dans le Mexique de Zapata, dirigeant de l’Internationale communiste en Russie soviétique aux côtés de Lénine, militant antistalinien et antinazi dans l’Allemagne d’avant-guerre, politicien et philosophe athée dans l’Inde de l’indépendance, Roy incarne les luttes d’un siècle qu’il a traversé sur trois continents. Pourtant, les histoires officielles de ces pays ont préféré en effacer la trace. À la rencontre des témoins directs et indirects, Léon reconstitue patiemment l’existence chaotique d’un esprit libre.
ET QU’EST-CE QU’ON FAIT ICI AVEC UNE CAMÉRA?
"Le Brahmane du Komintern est-il un grand film? En tout cas pas de grande forme, pas de frontalité se coltinant un grand sujet, pas de rapport au filmé cultivé au filmage. Non: rien qu'un reportage bricolé avec soin." Il est à notre connaissance inédit qu'un dossier de presse pousse la pertinence jusqu’à faire l'autocritique du film qu'il est censé défendre, en des termes si définitifs. On prélève, bien sûr, et le texte de Pascale Bodet et Serge Bozon (à lire dans son intégralité via notre lien en bas de page) dit bien d’autres choses, souvent aussi justes. Mais ce prélèvement permet d’évacuer d’emblée ce qui pourrait fâcher: Le Brahmane du Komintern devrait être un roboratif reportage télévisuel, pas un film de cinéma. Dans un monde idéal, où l’ambition tartuffe d’une offre culturelle "plus dense, plus créative, plus audacieuse" (laissez-nous rire) n’irait pas de pair avec une coupure publicitaire supplémentaire. Utopie, hélas: Le Brahmane du Komintern n’est viable que bombardé sur grand écran. Il faut donc faire avec.
Ceci posé, que faire du film, réjouissant bordel organisé, enquête impossible relevant d’un journalisme itinérant scandaleusement suranné, dans le réceptacle autocentré des flux d’images occidentales? Le suivre à la trace, envoyant paître la superstition de l’omniscience mondialisée, redécouvrant l’hypothèse d’un ailleurs à défricher et d’une errance féconde. Marcher, prendre rendez-vous avec l’inconnu, se tromper de route, se fier à un guide lui-même déjà perdu, se référer aux traces, à la mémoire lacunaire, combattre l’oubli par une exploration concrète, quand la virtualisation des rapports, des souvenirs (voir l’édifiante séquence d’ouverture, où l’acteur d’un événement s’en extrait, s’en décadre, pour en capturer l’image numérique), des recherches et des documents est devenue la norme (pour preuve, le grand nombre de documents papier, tangibles, filmés plein cadre, simplement, pour ce qu’ils sont, sans effet de montage, animations ni fioritures superflues). Quelque chose sourd de cette démarche devenue déjà anachronique, de cette redéfinition du grand reportage — ici mené, paradoxalement, a minima: on y cherche aussi bien et avec la même opiniâtreté, le spectre de l’humaniste radical indien M.N. Roy, qu’une perle tombée d’un bijou dans une courette obscure — que l’on a pu remarquer ailleurs, plus ou moins en filigrane.
L’on songe ici, un peu, au très télévisuel mais par conformisme cette fois-ci, Avocat de la terreur de Barbet Schroeder; qui certes se prenait régulièrement les gros sabots dans le tapis (musiques tonitruantes, vaine prétention des effets, etc.), mais ramenait déjà l’enquête journalistique à l’importance d’être là où. L’on pense surtout au Comme des voleurs (à l’est) de Lionel Baier, que le hasard des sorties (il sort la semaine suivante) fait se dresser comme un miroir fictionnel au film obstiné de Vladimir Léon. Même entêtement sourire aux lèvres quand se profile l’impasse, même quête concrète a minima, éprouvant corps, mémoires et documents, mêmes questionnements hilares, mêmes doutes — au "Qu’est-ce qu’on fait ici avec une caméra ?" (on cite de tête) lancé par une peu commode gardienne-matrone à Vladimir Léon, répondent les doutes du personnage de Lucie dans le film de Baier… Que l’on se figure un Tintin devenu adulte n’est pas étonnant: les deux films courent après "l’aventure" tapie au coin de la vie ("ça c’est pas la vie comme tu dis, ça c’est l’aventure", réplique-clef de Comme des voleurs).
Reste une dimension esthétique, dont on pourra, avec mesure, regretter qu’elle soit elle aussi a minima. On objectera d’abord l’argument économique, l’adéquation d’une quête de peu et d’une frugalité technique (celle-ci n’empêchant pas, entre autres, la belle abstraction de la ligne de fleuve dont est faite le générique final). Il faudra également prendre en compte le bricolage cité en ouverture: selon les lieux, les supports et les opérateurs des 128 minutes du documentaire varient avec plus ou moins de bonheur. Et souligner enfin que les quelques carences formelles permettent en outre, et c’est heureux, d’éviter toute tentation de carte postale et de "modernité" mutique (voyez par exemple le pédant By the ways, a journey with William Eggleston de Vincent Gérard et Cédric Laty). Plastiquement sans fulgurance mais jamais sans rien à voir, bardé d’une voix off bavarde mais jamais lénifiante, Le Brahmane du Komintern s’installe ainsi dans un entre-deux ingrat mais bien à lui, ni solennité moderne, ni didactisme de mauvaise télévision. Désastre distributionnel: chaque fois qu’un travail si stimulant sort au cinéma, une énième preuve d’échec et de démission est portée au dossier de la petite lucarne.