Blind Massage
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Tui Na
Chine, République populaire de, 2014
De Lou Ye
Avec : Qin Hao
Adapté du roman de Bi Feiyu, le film raconte le quotidien, les joies, les peines et les amours de quelques masseurs aveugles de Nankin.
LES VISAGES SANS YEUX
On pensait presque l'avoir perdu. Malgré leurs qualités, Nuits d'ivresse printanière et Mystery étaient bien loin des grandes réussites du Chinois Lou Ye, Suzhou River et Summer Palace (ce dernier remontant à pratiquement dix ans). C'est sans parler de Love & Bruises, à nos yeux un vrai échec posant la question de l'impact insidieux qu'a pu avoir l'interdiction de tourner qui l'a sanctionné après Summer Palace. Celle-ci a été suivie par un film tourné dans la clandestinité (le brouillon Nuits d'ivresse...) ou un film déraciné et bancal (Love & Bruises, tourné en France). Bonne nouvelle: Blind Massage signe le grand retour d'un des fers de lance de la 6e génération des cinéastes chinois.
Le cinéma de Lou Ye est à la foix extrêmement fragile et très robuste. Il parle de passions qui détruisent tout, ses personnages sont dévorés, ses titres de film scandent mystère, fièvre, rivières et ivresse. Mais fragile car, à son meilleur, c'est un cinéma qui ne s'appuie guère sur le récit, sur le scénario. Chez Lou Ye, on est moins ému par ce qui arrive aux personnages, par les événements, la structure de l'histoire et son déroulé, que par sa mise en scène, un raccord bouleversant, un gros plan saisi avec poésie. Derrière une apparence impressionniste, c'est un cinéma extrêmement pensé et maîtrisé, où chaque coup de pinceau a sa place. Lorsque sa mise en scène est moins inspirée, l'échec se ressent tout de suite. Blind Massage est peut-être son plus bel accomplissement formel.
Le livre de Bi Feiyu, Les Aveugles, était à la fois une base idéale pour son cinéma mais aussi un piège. Lou et sa scénariste ont choisi de renverser les murs très ordonnés du roman (où un chapitre = un personnage) pour aboutir à un flux de conscience qui sied au mieux à l'écriture filmique du chinois. A sa grâce aussi, à sa caméra mobile et son va-et-vient, à ses jump-cuts violents, à la sensualité du projet autour de personnages aveugles et à la place accordée naturellement à l'environnement sonore, aux souvenirs et sentiments qu'il éveille. Bi Feiyu s'attardait de façon plus factuelle sur le massage, Lou Ye n'en a que faire. Ce qui l'intéresse, comme dans ses autres films, c'est la pulsion de vie, ce pouls qu'il capture avec lyrisme, les gens qui s'aiment comme on se cogne dans la rue, qui perdent la vue en une explosion. La poésie est toujours violente chez le cinéaste, jamais décorative, elle est proche du surréalisme lors d'une sène de scarification assez ahurissante. On filme les rues, les gens, la vie quotidienne, mais on n'est définitivement pas dans du cinéma social-réaliste: il y a une tension romanesque permanente autour de ces passions et de ces personnages qui disparaissent mystérieusement.
L'autre mystère du film est celui de la perception du monde par les aveugles. Pour un cinéaste aussi à fleur de peau, c'était un enjeu majeur du long métrage. C'est sa plus grande réussite. Les scènes "à l'aveugle", celles qui retracent essentiellement le parcours du jeune Xiao Ma, sont visuellement bluffantes et font partie des choses les plus fascinantes et troublantes qu'on a vues sur un écran ces derniers temps. Dès l'intro cauchemardesque ou lors d'une longue séquence plus proche de la fin du film, Lou joue avec le clair-obscur, les couleurs saturées qui s'évaporent, le décor devient abstrait, inquiétant, étrange, quelque part entre la mise en scène ivre et onirique du clip de Like a Rolling Stone et les séquences menaçantes de rêve dans Eternal Sunshine of the Spotless, tous les deux réalisés par Michel Gondry (qui figure... dans le jury de la Berlinale). Quelques destinées passent en un souffle résumé par une voix-off. Blind Massage signe le retour en grâce d'un formaliste acrobatique qui sait ce que faire du cinéma signifie.
