Berceuse pour un sombre mystère
Hele Sa Hiwagang Hapis
Philippines, 2016
De Lav Diaz
Scénario : Lav Diaz
La recherche déchirante et désespérée, dans les montagnes et par sa veuve, du corps d'Andrés Bonifacio, l'un des chefs de la révolution philippine à la fin du 19e siècle contre le gouvernement colonial espagnol.
JUNGLE FEVER
Le nouveau Lav Diaz dure 8 heures : c'est probablement la première info qui a circulé pour parler du long métrage du réalisateur philippin habitué aux œuvres-fleuves. Diaz a eu la meilleure (et la plus simple) réponse en conférence de presse à la première question évidemment axée sur la durée du film : ce ne sont pas « 8 heures », c'est du cinéma. Le cinéma de Diaz ne se laisse effectivement pas formater par les durées réglementaires des cases horaires de la programmation en multiplexe. La longueur n'est pas pour autant un caprice, un tour de force pour le tour de force. C'est une liberté totale dont le cinéaste entend profiter au maximum et dans laquelle il excelle : loin de leur apparence de cinéma d'auteur hardcore et abscons, ces films sont extrêmement fluides et visuellement très séduisants qui sont plus accessibles que certaines œuvres de 2 heures. Première chose : n'ayez pas peur.
Lav Diaz prépare Berceuse pour un sombre mystère depuis... 1999. On peut le comprendre vu l'ambition vertigineuse de ce nouveau projet, toujours plus grande après des films-mondes tels que Norte, la fin de l'histoire ou From What is Before. Comme dans From What is Before, Diaz traite de l'histoire mouvementée de son pays mais à une tout autre époque ; ici la Révolution Philippine de la fin du XIXe siècle. A l'image d'un plan d'exécution qui laisse hors champ le malheureux condamné tandis que la caméra se concentre sur les vivants, Lav Diaz raconte quelques destins secoués par les conflits opposant la population aux forces espagnoles. « Les choses arrivent trop vite », nous prévient-on et on ne sait pas s'il faut y voir un clin d’œil complice. Après avoir longuement mais sans lourdeur installé le contexte et ses enjeux, le film prend réellement son envol... lorsqu'il commence à errer.
Berceuse pour un sombre mystère raconte notamment le périple de quelques femmes dont l'une est à la recherche de son mari enlevé par les colons. Ces âmes damnées vagabondent dans une jungle extraordinaire, rapidement transformée en cimetière, et nous les accompagnerons jusqu'à l'épuisement : le leur, abstrait – on y marche en somnambule comme les héros du Gerry de Gus Van Sant – et le nôtre, mis à l'épreuve par la durée du film. C'est pourtant sans douleur tant le film est beau, beau, beau à tomber à la renverse. Diaz dit s'être inspiré des lumières et contrastes profonds de l'expressionnisme allemand, du film noir mais aussi de bandes dessinées philippines. Voilà un mélange assez inédit pour ce film qui mêle fresque historique et conte fantastique.
Si les corps s'épuisent sur la durée, la raison vacille également. Le parcours des héroïnes flirte de plus en plus avec le surnaturel, d'ores et déjà suggéré par le fascinant décor : les nuits qu'on décrit « longues » semblent plus noires qu'ailleurs, éclairées par une lumière envoûtante qui vient d'on ne sait où, et des brumes flottent partout comme si Bonnie Tyler était cachée en bord du cadre à secouer un vieux tapis. Cette atmosphère à la fois lugubre et onirique transporte : le résultat est absolument merveilleux – dans tous les sens du terme puisque cette berceuse pour un triste mystère emprunte ici ou là, comme on l'a dit, au conte. Tandis qu'on s'enfonce dans la jungle, on croise d'étranges créatures mythologiques, mi-femmes mi-cheval, on croit voir des fantômes, et une ombre de dragon se dessine discrètement au mur tandis que dans une maison au loin deux personnages s'étreignent. Le tout est surveillé par une belle chouette, aussi surprise que nous : les femmes sont à la recherche d'un homme, d'un corps, de l'histoire – Lav Diaz accompagne leur sacerdoce en le transformant visuellement en quête mystique.
On ne compte plus les plans scotchants dans Berceuse pour un sombre mystère : une silhouette noire qui se dessine, comme grattée à l'image, sur le lit, une autre qui émerge de la brume comme une créature fantastique, un plan de rivage sur une eau comme noire. Mais Berceuse pour un sombre mystère n'est pas un simple écrasement esthétique : c'est aussi un film qui sait jouer, dont la longueur se prête à la structure feuilletonnesque, où l'on s'aventure dans d'inquiétantes grottes comme dans un pulpeux récit d'aventures – mais qu'est-ce qui peut s'y cacher ? Dans son dernier tiers, Berceuse pour un sombre mystère, auprès des hommes, devient (si l'on peut dire) un peu plus terre-à-terre, posant des questions plus concrètes sur les Philippines, et sur la liberté. Comme dans Norte qui s'engageait cash sur une discussion philosophique pointue, Berceuse n'hésite pas à faire pause pour parler. Ici de l'art, du monde qui en a besoin pour son âme, et ce n'est pas un hasard si Lav Diaz évoque la naissance du cinéma et du monde alternatif qu'il offre. Car Berceuse pour un sombre mystère est un chant déchirant pour un pays et son histoire, c'est aussi un chant d'espoir en un cinéma dont l'ambition dépasse tout – et peu importe ses défauts – si le monde a effectivement besoin d'art, le 7e art a besoin de films comme ceux de Lav Diaz pour son âme.