Anges exterminateurs (Les)

Anges exterminateurs (Les)
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François, cinéaste, s'apprête à tourner un film policier. Il fait passer des essais pour une scène de nu à une comédienne qui lui révèle le plaisir qu'elle éprouve dans la transgression de petits interdits érotiques. Poussé par le désir d'apporter quelque chose de nouveau dans le cinéma, il décide de mettre en scène un film mi-fiction mi-réalité, tournant autour de ce qui se révèle de façon inattendue une énigme et un tabou : les petites transgressions qui donnent du plaisir. Sa recherche dans le domaine érotique le confronte à des questions de fond auxquelles, tout comme Icare s'approchant du soleil, il va se brûler les ailes.

RÉPONDIT L'EGO

On pourrait revenir longuement sur le fond judiciaire qui mena aux Anges exterminateurs. Ce pourrait même constituer le corps de la critique: tendre le miroir du réel face au panneau écranique et observer les reflets. Il y a mieux à faire et sans doute que d'autres s'en chargeront mieux que nous. Difficile, pourtant, d'oublier le fait divers, dont Brisseau fait le cœur, le fond, le combat du film. Ce ne sont pourtant pas tant les questions de la définition des droits de l'art qui ici sont posées : affaire d'ego avant tout. Ego blessé, bien sûr, en quête de reconnaissance et d'absolution. Un autre film, sorti le mois dernier, fait état d'un même malaise égotique et d'un même besoin de rectifier. Il s'agit de La Jeune fille de l'eau, dernière œuvre hautement controversée de M. Night Shyamalan et en ces colonnes encensée. Le rapprochement peut surprendre, mais il n'est pas anodin: à sa lumière, peut-être saisira-t-on ce qui fit que l'un nous intrigua et l'autre nous rebuta. Evacuons d'emblée ce qui fâche: grosse production hollywoodienne versus projet de bout de ficelles, poids lourd versus poids plume, le combat est évidemment faussé. On se gardera donc de parler gros sous, machinerie ou star-system. Ce qui n'exclura pas de parler cinéma.

Premier point de convergence évident entre La Jeune fille de l'eau et Les Anges exterminateurs, la mise en scène du moi, à la fois cryptique et frontale. Réitérant la mauvaise habitude prise à la fin de son Village, où, journal à la main, il tançait, nez pincé, la furie d'un monde soi-disant invivable, Shyamalan passe à nouveau devant la caméra pour revêtir la défroque d'un écrivain prophète, dont les auspices avant-gardistes et explosifs causeront, à terme, la perte. Qui sait le cinéaste vexé par l'accueil de son précédent film, n'aura aucun mal à décoder la parabole. Le meurtre d'un critique de cinéma fat et prétentieux, facétie malhabile et embarrassante d'un film jamais aussi passionnant que lorsqu'il se dépare de ses artifices, enfoncera le clou. Règlement de comptes, donc, a priori peu subtil, sinon puéril. En face, Brisseau, se sentant sali par ses démêlés judiciaires, se met en scène sous les traits flatteurs d'un avatar un rien bellâtre (Frederic Van Den Driessche), double de fiction marchant au carburant d'une auto-plaidoirie de chevalier blanc, aux gratifications confortables d'une réhabilitation à sens unique, sans contradiction — il est tellement plus simple de dire, soi-même, du bien de soi. Les maux étant analogues, qu'est-ce qui fait que l'un passe et l'autre gêne?

Le degré, sans doute. A l'inverse du Village, où la sanction finale, œil divin posé sur le monde, pouvait passer pour hautaine et agacer vivement, l'irruption d'un moi messianique dans La Jeune fille de l'eau ne semble pas se prendre au sérieux. Certes, le personnage de Vick Ran est un martyr en devenir — qui s'ignore, qui plus est — mais il reste à l'état de figure. Caractéristique commune d'un film déconstruisant les artifices narratifs: tous les personnages sont réduits à leur fonction. Ran en incarne une de plus. On ne saura jamais exactement ce qu'il écrit, tout juste en saisit-on la portée politique et polémique: "C'est sur nos dirigeants, ce genre de trucs..." ; "des thèses radicales"... Des généralités en somme et au final aucune grande leçon de morale, comme on eût pu le redouter. Ran n'est pas le héros du film: il est l'enjeu, celui pour lequel la lutte est légitime, ce qu'il y a à gagner dans l'histoire. Mais il n'est pas le fond. Comme le Graal, son livre est une fin. Le cœur du film en est la quête, qui ne dira jamais si le jeu en valait la chandelle. Mégalomane, donc, Shyamalan, certainement, mais pas dupe non plus.

SAINT-BRISSEAU, SOUFFREZ POUR NOUS

Le cas Brisseau est plus délicat. Si l'on y applique le même schéma analytique, le Graal des Anges exterminateurs est très clairement le désir féminin, objet au mystère séculairement insondable, et la quête est celle de l'honneur de Brisseau/François, ici en grand artiste sacrifié sur l'autel de l'injustice, pris au piège de sa trop grande bonne foi et de sa trop belle âme. Problème: le film se défend de cette division et se prétend avant tout étude de volupté, quand il n'est en fait qu'auto-panégyrique rétroactif. Voici donc Saint-François en son martyr, assailli par des jeunes filles dangereuses et belles, vénéneuses et fragiles, machiavéliques et envoûtantes. Encadré par deux anges de la mort, qui ne tarderont pas, à leur tour, à succomber à son charme, celui qui a dédié sa vie à la recherche éperdue de la Beauté devient le jouet de ce qu'il a déclenché, inconscient de ses charmes et de leur impact. Autant père spirituel que de substitution, François est un sage, un juste, un naïf aussi qui, se dévouant à et transcendant autrui, s'oublie lui-même, quitte à se mettre en danger. Le dolorisme pointe ainsi à l'horizon, toutes voiles dehors, et confine au risible au détour d'une conclusion en forme de calvaire gratiné. A noter, par ailleurs, que Brisseau fait également une apparition furtive, dans le rôle pas du tout innocent d'une sorte de garde du corps/exorciste, surgissant, massif et fort, pour chasser le diable s'invitant sur un tournage difficile.

On pourrait s'en tenir là, insister sur ce fossé sémantique qui fait l'universalité d'un film ou sa petitesse à usage personnel, sinon narcissique. Rappeler aussi que Shyamalan écrit son rôle en réaction à la critique, tandis que Brisseau s'érige une statue, en faisant des appels du pied à la critique. Et inviter à comparer la réception. Il faut pourtant aller plus loin, quitte à sembler s'acharner. On a démontré l'ineptie fondamentale des Anges exterminateurs; reste à en décrypter la traduction formelle. L'exercice est peu plaisant, qui se trouve confronté à une forme pauvre et assumée comme telle, étant censément entendu qu'à si peu de frais, prétendre à davantage eut été utopique. On se permettra de juger l'argument nul: depuis quand une économie modeste dispenserait-elle de soigner la mise en scène? On mesure ici l'ampleur des dégâts à la triste photo de Wilfrid Sempé (déjà coupable il y a deux ans de celle, hideuse, du P'tit curieux de Jean Marboeuf), à une catastrophique profusion de faux raccords, ou encore à un découpage inexistant, enchaînant sans idées ni rythme les champs/contre-champs. Même les procédés les plus éprouvés tombent ici à plat, ainsi qu'en témoigne une audition en plan fixe, dont les très attendus jump-cuts échouent pourtant à obtenir l'effet comique escompté. Sans invention, la mise en scène de Brisseau aligne ainsi les poncifs et les épuise plus encore par une répétition jusqu'à l'excès des dispositifs — voir les réguliers basculements dans le fantastique, basés sur deux uniques idées de mise en scène (une disparition à la Mélies et un travelling prolongé hors du champ du réel) et qui, à force de redite, finissent par normaliser l'onirisme.

LES JEUNES FILLES HUMIDES

A qui brandirait encore l'argument financier, on opposera quelques plans, sans doute les plus beaux de La Jeune fille de l'eau, afin de boucler la boucle. La scène figure dans le dernier tiers du film et fait office de fausse-fin, peu avant la relance finale menant, classiquement, au climax: Story (Bryce Dallas Howard) est en train d'agoniser des suites de ses blessures. Elle est cernée par l'incongru aréopage de l'immeuble, réuni pour la sauver. Cleveland (Paul Giamatti) entreprend, avec l'énergie du désespoir, de soigner la jeune narf. Ce qui va advenir coule de source; d'ailleurs la mise en scène n'en fait pas mystère, qui alterne à l'écran Cleveland s'activant et un gros plan sur les blessures de Story. Happy end en vue, donc, et déjà l'on imagine l'image d'après — les chairs qui, numériquement, se referment et coagulent. On a déjà vu ça mille fois, on s'apprête à le revoir. Et puis non. Shyamalan triche avec nos attentes, guérit les plaies dans le hors-champ, par la simple magie d'un intervalle de montage. Le choix est simple, à la portée du premier venu et le résultat, bouleversant. De ce genre de partis pris, Les Anges exterminateurs manque cruellement. A quelques scènes près.

Qu'à ce stade de la critique l'élément sulfureux ne soit toujours pas survenu est assez révélateur. Le sexe féminin comme Graal, écrivait-on plus haut — donc comme absence? Pas exactement: le sexe a sa place dans Les Anges exterminateurs, mais noyée au milieu du reste. Il est pourtant la seule chose à mériter qu'on y prête l'œil. Que surgissent le sexe, le trouble, le plaisir, le désir, l'excitation… et soudain revoilà Brisseau, talentueux, alerte et inspiré. Le corps de la femme, sublimé par des ondulations onanistes et/ou saphiques, y déploie ses courbes et ses pleins avec une splendeur érotique loin de toute vulgarité. Isolément émouvantes et résolument excitantes, ces séquences laissent un amer goût de gâchis en bouche, perdues qu'elles sont dans l'océan catastrophique qui les entoure.

par Guillaume Massart

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