Amer béton
Tekkon kinkreet
Japon, 2006
Avec : Yusuke Iseya, Kazunari Ninomiya
Durée : 1h51
Sortie : 02/05/2007
Blanc et Noir, deux orphelins, sèment la terreur dans les rues de Takara, la ville "trésor". Rackettant bandits, yakuzas et fanatiques religieux, les deux gamins, surnommés ?les chats? pour leur agilité, sont pourtant très différents. Alors que Noir apparaît dur et enragé, Blanc est innocent et lunaire. Tout bascule le jour où un puissant yakuza décide de les éliminer afin de refaçonner la ville à son image. Mais le pire danger pour les deux frères pourrait venir de leurs démons intérieurs qui menacent de broyer leurs âmes.
REDRESSER LE GUINGOIS
Chef-d’œuvre absolu du manga, Amer béton de Matsumoto fit une courte carrière sous nos latitudes dans une édition vite épuisée, aujourd’hui échangée à prix d’or en occasion. Pour les rares privilégiés qui purent y poser leurs mirettes, l’expérience est restée durablement ancrée dans les mémoires, parce que réellement aboutie d’un point de vue bédéphile. Le graphisme singulier et confondant de maîtrise fascinait, tant pour ses perspectives déformées selon un fish-eye très personnel et franchement disproportionné, que pour son character-design extravagant, tant dans l’accoutrement (improbables chapeaux d’un kawaï angoissant, costumes stylisés à l’extrême) que dans les attitudes (corps de guingois lancés en tous sens, heurtant, perforant, inventant une dynamique de mise en page entre les cases). De cette inimitable et vive personnalité du trait coulait toute seule une histoire de fraternité enfantine trop humaine, dans un monde inhumain, bafouant les lois de l’apesanteur pour échapper à la tristesse terre-à-terre des adultes.
Le challenge de Michel Arias et de sa bande de magiciens de l’animation 4°C était ainsi double. Il s’agissait d’abord de trouver une solution horizontale, adaptée à l’écran, au style résolument vertical de Matsumoto. Pour répondre à ce problème de taille, le risque fut pris d’opter pour une normalisation du style de Matsumoto: redresser les traits tordus, pour jouer non plus sur l’étrangeté fantasmatique d’une ville si haute qu’elle menace de s’effondrer, mais davantage sur le vertige, le mouvement, les angles, la fuite effrénée des lignes. Plus convenue dans ses effets, cette démarche graphique emporte bien le pli lors des scènes d’action, impressionnantes (magistrale première scène d'action, s’achevant sur le toit d’un camion), tout en perdant l’iconicité biscornue des constructions physiques de Matsumoto. Qui n’a jamais vu un dessin du maître mangaka trouvera sans doute qu’on fait la fine bouche: techniquement, Amer béton est effectivement un sans faute, compilant 3D, 2D et derniers effets plastiques à la mode. Reste que la performance technique, si poussée soit-elle, n’a pas le charme irréel d’un trait libre et jamais contraint à l’exactitude morphologique ou architecturale. De même, là où Matsumoto s'assumait grotesque, la patte plus réaliste de l’anime atténue cette dimension et ce grotesque dont elle hérite passe parfois mal à l’écran (les costumes des trois tueurs, par exemple).
LA MACHINE À CRESCENDOS
On s’en contenterait néanmoins si la narration n’était pas si boiteuse. L’autre défi du Studio 4°C y résidait pourtant: il s’agissait de réussir à restituer l’étrange musique du manga d’origine, ses émotions pleines, sa bouleversante fougue. Essai manqué: la relation si fusionnelle de Blanco et Noiro (devenus Blanc et Noir dans les sous-titres français, et ce n’est pas la seule des trahisons amenées par la traduction, par rapport au manga d’origine), la douleur poignante de chacune de leurs séparations, ne sont ici restituées que platement, comme de simples rouages de la narration. La faute, sans doute, à un montage au service de la démonstration graphique. Les séquences, en effet, s'enchaînent sur une rythmique assez déroutante, proche du jeu vidéo: construites comme des unités de sens, portées par une dynamique interne souvent en crescendo soutenue par une musique trop présente, toutes ou presque s’achèvent lorsque le procédé graphique a fini de se déployer, sans égard pour la narration. Ainsi, chacune des séquences promet une résolution (crescendo), mais ne livre la plupart du temps rien d’autre qu’un effet en bout de course, laissant la tension irrésolue – et vient alors le plan suivant, où tous les compteurs sont remis à zéro afin de relancer la machine à crescendos vains.
En conséquence, la plupart des scènes d'action sont gâchées: ça part, ça monte, ça promet, ça bondit ou ça hurle – et c'est déjà brisé, déjà fini, promis à repartir de tout en bas. Ainsi schématisé, ramené à une structure en "niveaux", le scénario tourne vite court, perd en ambition, s’égare, traîne douloureusement en longueur. Sur cette même logique de simplification, Arias ramène la relation entre les deux frères à la seule dichotomie qu'annoncent leurs prénoms (Blanc/Noir) et ce faisant résume le tout, en somme, à une assez banale lutte contre le côté obscur de la force. La dernière partie s’embarque d’ailleurs dans une galère mystico-spirituelle, qui ne passionne guère… Reste une excellente nouvelle: Tonkam commercialise à partir de mercredi une réédition des trois tomes du manga original dans une intégrale d'un volume. Dire qu’on vous encourage à vous y plonger d’urgence est en-dessous de la vérité.