The Act of Killing
Danemark, 2013
De Joshua Oppenheimer
Durée : 1h55
Sortie : 10/04/2013
Lorsque Joshua Oppenheimer se rend en Indonésie pour réaliser un documentaire sur le massacre de plus d’un million d’opposants politiques en 1965, il n’imagine pas que, 45 ans après les faits, les survivants terrorisés hésiteraient à s’exprimer. Les bourreaux, eux, protégés par un pouvoir corrompu, s’épanchent librement et proposent même de rejouer les scènes d’exactions qu’ils ont commises. Joshua Oppenheimer s’empare de cette proposition dans un exercice de cinéma vérité inédit où les bourreaux revivent fièrement leurs crimes devant la caméra, en célébrant avec entrain leur rôle dans cette tuerie de masse. "Comme si Hitler et ses complices avaient survécu, puis se seraient réunis pour reconstituer leurs scènes favorites de l’Holocauste devant une caméra", affirme le journaliste Brian D. Johnson.
NOUS LES HÉROS
L’adage dit que la réalité dépasse la fiction. On oublie souvent de rajouter que la fiction, comme le disait Rohmer, transcende toujours la réalité. C’est le cas dans cet ahurissant objet cinématographique, qu’on classerait bien parmi les documentaires si ce n’était pas réducteur. Joshua Oppenheimer (lire notre entretien) est allé à la rencontre de criminels de guerre indonésiens, responsables d’une véritable génocide suite au coup d’état de 1965. Ces hommes sont encore vivants, souvent encore actifs aux cotés de la police et du gouvernement, n’éprouvent aucune culpabilité et sont traités comme des stars dans leur pays. Il faut le voir pour le croire ? The Act of Killing va pourtant beaucoup plus loin que cela. L’occasion est donnée à ces tortionnaires d’à leur tour écrire et coréaliser des reconstitutions de leurs méfaits, courts-métrages reflétant leur point de vue sur ces événements, dans lesquels ils jouent aussi bien leur propre rôle que celui de leurs victimes.
C’est dans ces courts-métrages (inclus ici) que se trouve l’aspect plus stupéfiant de ce film qui laisse perpétuellement bouchée bée, entre le rire, la consternation et la frayeur pure. Si pendant les interviews, ces paramilitaires devenus vieux font preuve d’un manque de recul déjà assez absurde et glaçant, leurs mises en scènes mégalo et révisionnistes laissent tout simplement pantois. Untel filme ses victimes revenant à la vie pour le remercier de les avoir envoyées au paradis, et lui remettant une médaille d’or, tandis qu’un autre, portant un t-shirt Transformers, imite lui-même les femmes qu’il a violées en chouinant… Mais ce qu’ils prouvent alors n’est pas tant la scandaleuse confiance absolue en leur impunité que leur naïveté pas moins effrayante. Dans leurs rêves, ils se voient en sauveurs œuvrant pour la paix universelle ou en drag-queens obèses entourées de danseuses, le tout dans des décors complétement kitsch pour la plupart inspirés du cinéma (des séries Z d’Asie du sud-est aux productions classiques hollywoodiennes). Et citent Al Pacino comme modèle, comme n’importe quel caïd immature d’aujourd’hui. Voilà de quoi ont l’air ces monstres sanguinaires, de brutes adolescentes à qui ont aurait donné un flingue et le pouvoir absolu. Et leur manque de recul, leur bêtise font d’autant plus froid dans le dos qu’elle fait parfois rire.
The Act of Killing offre ainsi un aperçu concret de ce qu’il peut y avoir dans la tête d’un simili-dictateur. La réponse ? Une déconnexion totale et fantasmée de la réalité, donc. Ces vieux-là dansent face à des cadavres et viennent joyeusement confirmer à la télé qu’ils referaient la même chose aujourd'hui. Mais le film d’Oppenheimer n’aurait pas la même force s’il ne documentait pas également l’impact de ces reconstitutions sur leurs auteurs. En prenant la place de leur victime, certains commencent à sentir poindre un début de remords, simple caillou dans la chaussure qui vire finalement presque à la possession démoniaque. C’est en gardant toujours au même niveau documentaire et fiction que The Act of Killing atteint de tels sommets. Qu’elles soient vraies ou fausses, toute les histoires deviennent des fictions à partir du moment où elles sont racontées. Les histoires vraies racontées ici sont terrifiantes, mais la manière dont les protagonistes les racontent est encore plus sidérante. Comme le prouve la nuance intraduisible de son titre (signifiant à la fois « le fait de tuer » que « le jeu, la reconstitution du meurtre »), The Act of Killing est bel est bien un film de cinéma. Un film qui ne ressemble au final à rien d’autre qu’à lui-même, et dotée d’une puissance inouïe.