2046
Chine, République populaire de, 2004
De Kar-wai Wong
Scénario : Kar-wai Wong
Avec : Chen Chang, Maggie Cheung, Takuya Kimura, Carina Lau Kar-Ling, Tony Chiu-wai Leung, Gong Li, Faye Wong, Ziyi Zhang
Photo : Christopher Doyle, Yiu Fai Lai, Pun-Leung Kwan
Musique : Peer Raben, Shigeru Umebayashi
Durée : 2h09
Sortie : 20/10/2004
Années soixante. Un écrivain se remémore les femmes qui ont marqué sa vie, Lulu, Wang Jing Wen, Bai Ling et Su Li Zhen. Chacune lui inspire les bribes d'un roman de science-fiction intitulé 2046 (le numéro de la chambre qu'elles occupent à tour de rôle) et dans lequel il projette ses amours et ses peines.
COMMENT TE DIRE ADIEU
"Je n'ai plus rien à perdre. Rien que du temps." Les valses effrénées et les sinuosités torrentielles de 2046, retraite dorée assaillie de plaintes et de murmures, ne défendent aucune histoire, seulement des éclats de voix, des adieux scellés un soir, des regrets lacérant la mémoire, des impressions confuses butinées une à une. Les ébauches d'un roman qui s'enlise, les effluves du passé qui pétrifient l'avenir, le carnet de bord d'un cinéaste tenaillé par l'échec et l'impossible... Rien à perdre: l'aveu sonne comme un caprice, mais il n'a jamais touché d'aussi près la réalité d'un tournage. Retard? 2046 est un secret bien gardé mais, sans surprise, une romance lacunaire à contretemps, un autoportrait à rebours des attentes qu'il a amplement suscitées, où se ravivent les doléances d'hier et se pressent les voluptueux détours du présent. Remontage? L'inachèvement est la seule réponse possible, un film de Wong Kar-Wai touche contre son gré la rive adverse, les errances préfèrent honorer le manque et les turbulences. Ecrivain sur le tard, intrigant Narcisse, Chow Mo-Wan n'a plus rien à perdre, seulement des naufrages à ressasser, des flirts, des rancoeurs à repriser... Ni redite paresseuse ni miroir indulgent, 2046 est la quintessence de l'énigme Wong Kar-Wai, une spectaculaire et caressante étoffe de soie qui n'en finit plus de déployer ses obsessions et de faire tressauter ses ourlets. Mais ce spectaculaire touche à l'intimité d'un couple, pirogue interchangeable et immuable, et ne promet qu'un infini, celui des sentiments.
BOUCLES EPHEMERES
Wong Kar-Wai perd-il son temps? La même étincelle érotique, ces mêmes prunelles qui s'abîment; aussi complice et solidaire soit-il, 2046 n'est pas la suite d'In the Mood for Love, encore moins son décalque servile et redondant. Il serait tout aussi vain de reprocher à Wong de forer toujours les mêmes puits et de s'abandonner par veulerie à l'auto-citation. Les somptueuses morsures musicales enserrent aussi bien les fantômes de Truffaut, Fassbinder et Kieslowski. Bien avant le triomphe d'In the Mood for Love, tous ses films maintenaient avec force ces noeuds inextricables, cet ostensible air de famille, ces subtils et francs regards de connivence. Indécis, incorrigible, Wong Kar-Wai n'a jamais tenu qu'une seule promesse, celle de défier le temps pour étreindre un frisson, insinuer un froissement, retirer ou enfoncer l'entaille qui opprime son alter ego (Tony Leung, souverain et bouleversant). A cheval entre les âges et les souvenirs, 2046 est la pierre angulaire d'une oeuvre éclatée, la somme de rendez-vous manqués et son ultime souffle poétique. Wong voulait faire de son huitième long métrage un cirque de créatures hybrides, une transe éternelle qui échapperait aux injonctions, aux impératifs, à l'avilissement, mais reviendrait amère et mutilée vers une réalité ankylosée. Après les circonvolutions et les impasses, 2046 a conservé l'encre du passé, délavée par les remords, les repentirs, mais tressée de nouvelles nuances, inattendues, dérisoires, sublimes et essentielles.
SES YEUX BRÛLENT
Il entrevoit ses talons dansants, redoute "la Mygale" sous le gant noir, rémunère ses services pour mieux l'évincer. Le tintement de ses boucles d'oreille fait rejaillir le fiel et le spleen de Nos Années sauvages. Le fétichisme va au-delà de l'artifice, chaque objet est un monde en soi, le sceau discret de l'héroïne qu'il masque. Chow Mo Wan, l'écrivain cynique et dédaigneux, égrène ses souvenirs comme Wong Kar-Wai dépouille et réinvente les siens, s'entoure de muses inaccessibles, grâces mutines, rêvées, reniées, trop désirées, tant ignorées, quatre femmes dissemblables qui rivalisent d'atours et de fragilité. Les portraits s'épaississent et s'effilochent au gré de l'inspiration, les paroles équivoques zèbrent les pages déchirées une à une. La farouche Bai Ling (Zhang Ziyi, stupéfiante) tient les rênes de la parade sentimentale mais n'en demeure pas moins une courtisane vulnérable. Su Li Zhen l'insatiable tricheuse (Gong Li) emprunte le gant de Gilda, signe même de sa nature charmeuse et trouble. La coquette Lulu (Carina Lau), réminiscence de Nos Années sauvages, apprend la disparition de Yuddy "l'oiseau sans pattes", pendant que défilent sur un paravent les photos jaunies de leur jeunesse insouciante. Aparté magique: Wong rend hommage au regretté Leslie Cheung (Les Cendres du temps, Happy Together), décédé en 2003. Au-delà des messes basses, au détour des sanglots et des vapeurs de jouissance, un visage angélique et furtif trahit les démons du passé. In the Mood for Love emmurait les confidences, 2046 en offre la clé.
LES VESTIGES DU JOUR
Les esquives et les enchevêtrements (les images d'archives couplées à la partition magistrale de Shigeru Umebayashi, l'onirisme de la sphère fantastique, couloirs rougeoyants et cité rétro-futuriste) épuisent les trames formelles et toutes les digressions amoureuses possibles. Excessif, charnel, langoureux et impatient, 2046 s'élève et se consume avec ses tourtereaux versatiles, magnifie leurs dérives, suspend une émotion apeurée et la regarde se faner. Wong se livre sans retenue (l'irrésolu qui écrit des romans grivois, fait de la science-fiction un simple trompe-l'oeil, se heurte à la page blanche, c'est lui) et réussit, malgré le chaos, malgré les cassures, à distiller de nouvelles intonations pour envelopper la beauté du manque, l'inconstance des serments. Plus fiévreux qu'In the Mood for Love, plus dense que Les Cendres du temps, 2046 est une révolution feutrée et permanente. Les romances platoniques (Jing Wen et son voisin japonais), littéraires (Lulu vient réclamer une fin d'héroïne tragique), surnaturelles (l'androïde aux sentiments différés) et sensuelles (Bai Ling et sa fierté brimée) confortent le labyrinthe mental, à la lisière du songe, à la croisée des genres et des époques. Wong gradue le film d'encoches précises: les sixties de l'enfance, Noël et son traditionnel désarroi, ces heures incantatoires qui glissent et se dérobent pendant que l'encre s'assèche. Chow Mo Wan perd son Eurydice une dernière fois. La mort dans l'âme, le joueur malchanceux continue de faire miroiter les innombrables "si" de sa vie.
En savoir plus
Neuf questions à Claude Letessier, sound designer de 2046 et témoin de ce périple aux quatre coins de l'Asie.
1/ En quoi consiste le travail de sound designer?
En ce qui me concerne, sur 2046, il a été question de créer et de mixer toutes les parties "futuristes" du film ainsi que les séquences du train.
2/ Comment avez-vous été amené à collaborer avec Wong Kar-Wai?
J'ai rencontré Wong Kar-Wai a Los Angeles à l'occasion du court métrage qu'il avait réalisé pour BMW [ndlr: Hire: The Follow avec Clive Owen et Mickey Rourke, 2001]. J'en ai conclu qu'il avait assez bien aimé mon approche sonore, car il m'a aussitôt proposé de venir le voir a Hong-Kong pour me parler de 2046.
3/ Quel a été plus précisément votre rôle sur le tournage de 2046? Wong Kar-Wai vous a t-il laissé carte blanche ou s'est-il révélé au contraire très directif?
En fait, aucun rôle sur le tournage. Je suis intervenu au moment de la post-production. Wong Kar-Wai est très à l'écoute des options et des choix que je peux lui faire. Mais il a aussi sa propre idée de la manière dont une scène doit "sonner". Il n'est pas directif, il est intelligent, sensible et cultivé. A partir de là, a t-il réellement besoin d'être directif?
4/ Concrètement, comment se passe un tournage qui s'étire sur quatre ans et qui a connu de multiples interruptions? Etes-vous intervenu ponctuellement ou avez-vous suivi étape par étape la réalisation du film?
J'ai, par essence, suivi une grande partie des étapes du film. Je tenais vraiment à être impliqué le plus possible pour essayer de capturer l'énergie du projet.
5/ Comment s'est réparti le travail entre les équipes chinoises et françaises? Vous êtes-vous concerté avec Tu Duu-Chih [ndlr: sound designer, proche collaborateur de Hou Hsiao-Hsien]?
C'etait une complète collaboration. M. Tu gérait principalement toute la partie dialogue et j'intervenais sur le reste. Je ne parle pas le Chinois. J'ai également remixé des musiques et masterisé le CD de la bande originale du film. Notamment le thème principal avec plein de sons d'archives de Hong-Kong dans les années 60.
6/ Lorsque 2046 a été présenté à Cannes, les effets spéciaux de BUF n'étaient pas encore finalisés. La version distribuée en salles diffère-t-elle beaucoup de cette version cannoise?
Vous allez le voir bientôt!
7/ Qu'avez-vous pensé de 2046? Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience?
C'est une des plus grandes expériences humaines et professionelles de toute ma carrière! Je sais que ce moment ne se représentera pas de si tôt. J'y ai appris énormément de choses, Wong Kar-Wai est l'artiste majeur du cinéma mondial du 20/21e siècle. 2046 est un chef-d'oeuvre de cinéma, de peinture, d'emotion, de lumière, d'énergie.
8/ Vous êtes également crédité au générique d'Eros [ndlr: les deux autres segments ont été réalisés par Michelangelo Antonioni et Steven Soderbergh], présenté au dernier festival de Venise. Pouvez-vous nous en parler?
Oui, j'ai également fait la bande-son d'Eros de Wong Kar-Wai avec M. Tu, à Bangkok, avant l'été. Si vous voulez, passer de 2046 à Eros et re-2046, c'est un peu comme fumer le plus grand pétard du monde, en fait, on ne redescend jamais!
9/ Quels sont vos projets? Participerez-vous au tournage de The Lady from Shanghai, le nouveau film de Wong Kar-Wai avec Nicole Kidman?
Pour l'instant, à part le prochain film de Wim Wenders (Don't Come Knockin'), je n'ai aucun projet. Je n'en veux pas pour l'instant. Wim, c'est un truc à part. C'est un grand monsieur, j'ai travaillé avec lui sur Land of Plenty et ce fut une vraie rencontre. Après avoir tant aimé, il est difficile de revenir au quotidien.
Propos recueillis par Danielle Chou
Le 14 octobre 2004