10e Chambre, instants d’audience
France, 2004
De Raymond Depardon
Avec : Michèle Bernard-Requin
Durée : 1h45
Sortie : 02/06/2004
Pendant deux mois, Raymond Depardon a glissé sa caméra au sein de la 10e chambre correctionnelle de Paris. Les prévenus se succèdent sous le regard impertubable de la juge.
NUL N’EST CENSE IGNORER LA LOI
A lire la presse, le caractère événementiel du nouveau film de Raymond Depardon n’autorise aucun doute. Pourtant, avec seulement cinquante-deux copies émiettées sur la France (contre, au hasard, huit cent pour le seul Harry Potter et le prisonnier d'Azkaban), on ne peut que regretter que 10e Chambre, instants d’audience ne puisse être assuré d’une visibilité optimale. Car, et ce dans tous les sens du terme, les distributeurs tenaient là un documentaire exceptionnel. Exceptionnel tout d’abord parce qu’inédit. Comme Délits Flagrants en son temps, 10e Chambre… est, le paradoxe en amusera certains, une peinture hors-la-loi de la Justice. L’autorisation obtenue par Depardon de poser sa caméra sur les parquets cirés de la dixième Chambre correctionnelle de Paris a tout du sésame unique puisque depuis l’affaire Dominici, plus aucune image n’est censée sortir d’un tribunal français. Exceptionnel ensuite parce que, comme les cinéastes américains l’ont compris depuis longtemps (dernier projet en date outre-atlantique: une série en huit épisodes mêlant documentaire et télé-réalité, chapeautée par le surdoué David E. Kelley pour CBS), la comédie qui se joue à la barre déploie une force dramatique rare qui a besoin de peu pour se dévoiler. En l’occurrence, deux caméras 16mm équipées de nouveaux magasins de pellicules, permettant de mettre en boîte vingt-deux minutes consécutives (utilisés habituellement pour le tournage des sitcoms) contre les dix habituelles, une quinzaine de micros, un éclairage 100% naturel et de la patience.
MOJITO, TRANXEN ET ZYGOMATIQUES
Le résultat sculpté au montage est un objet tragi-comique, feuilletonesque et captivant d’un peu moins de deux heures, où se succèdent accusés, juge et avocats en un ballet tantôt hilarant (gros mensonges et mauvaise foi versus effets de manche et … pas meilleure foi), tantôt édifiant. En effet, entre les rires francs (la cuite à un mojito), de dédramatisation (le black balèze attendu comme un Michael Clarke Duncan en puissance et révélant au final une toute petite voix) ou gênés (les errances exaltées d’un prévenu sous Tranxen), dont Depardon a l’intelligence de saupoudrer sa sauce, quelques séquences plus problématiques viennent émailler le bon déroulement de ce théâtre du réel. Deux séquences en particulier, pourtant peu comparables, s’aventurent aux deux extrêmes de la justice. La première qui, à elle seule traitée à contre-sens, aurait pu susciter un reportage complet sur TF1, s’ouvre étonnamment sur de l’anodin. Un jeune homme est accusé par son ex d’harcèlements téléphoniques. Michèle Bernard-Requin, la Présidente, lit les retranscriptions des appels répertoriés. Rien de bien méchant, un langage à peine fleuri… On en vient à se demander si un règlement à l’amiable n’eût pas été préférable. Convaincant, le jeune homme souligne à son tour l’apparente exagération. Puis c’est au tour de l’ex de témoigner. Et l’audience de basculer. On écoute la jeune fille, droite, directe, sûre d’elle, éblouissante de dignité, retracer l’enfer vécu aux côtés de l’accusé, les coups reçus, les insultes, les menaces. Puis la séparation, le harcèlement, l’impression d’être encore "battue dans [ses] rêves." Les zygomatiques s’affaissent, puis on écoute l’avocat de la défense se débattre dans une médiocre plaidoirie. Nous voilà bien attrapés. Et bienheureux de notre très cher troisième pouvoir.
LA JUSTICE DES HOMMES EST TOUJOURS UNE FORME DE POUVOIR
Autre temps, autres personnes. Accusé de détention d’arme blanche, un sociologue monte à la barre, bien décidé à renverser l’audience à son avantage. L’arme en question est un simple Opinel de collection, banal, pas exactement inoffensif certes, mais que la définition légale assimile davantage à un outil qu’à une arme. Dans son bon droit, sûr de sa rhétorique, l’homme a décidé d’assurer seul sa propre défense. Suprême prétention, affront majeur apparemment pour la Justice, qui va faire les gros yeux à l'insolent et le gronder comme un garçonnet pris en flag de vol de confiture. Nous voilà bien dépités. Et malheureux de notre très arrogant troisième pouvoir. A ce stade d’ailleurs, l’on est en droit de déplorer que Depardon ne s’engage pas davantage. Au contraire, le cinéaste esquive en ne livrant pas les délibérés des dernières affaires exposées, dont celle-ci. Certes, le choix (anti-)esthétique de la caméra fixe, très proche des visages, présentant les accusés en légère contre-plongée, semble placer le documentariste du côté des prévenus. Et l’on se doute bien que trois petits mois de tournage ne lui auront pas suffi pour développer un dispositif plus élaboré (ni d’ailleurs pour se faire totalement oublier des sujets filmés, chose qui, on imagine, a dû influer sur le comportement de certains). Reste, et c’est certainement le seul reproche que l’on puisse adresser au film, que la répétition des plans, heureusement sauvée par la diversité des cas, peut parfois lasser. Et laisser sortir le spectateur frustré. Une frustration regrettable, mais compensée par une insistante impatience d’en débattre. Du cinéma citoyen, en somme?
En savoir plus
Le baromètre commercial de Raymond Depardon est au beau fixe. Parallèlement à la sortie de son nouveau documentaire, Arte Vidéo réédite en DVD six de ses précédents films: Délits flagrants, Reporters, Faits Divers, Urgences, San Clemente et 1974, une partie de campagne pour 25 € pièce. Pas encore rassasiés? Alors filez avant le 28 août à l'Hôtel de Ville de Paris (29, rue de Rivoli dans le 4ème arrondissement), pour y contempler le travail photographique de l’infatigable bonhomme sur les Jeux Olympiques, de Tokyo à Moscou. Si après tout cela votre bourse n’est pas encore vide, les 352 pages du livre de l’expo sont disponibles aux éditions du Seuil, pour la modique somme de 35 €.