Jauja
Argentine, 2014
De Lisandro Alonso
Avec : Viggo Mortensen
Durée : 1h48
Sortie : 22/04/2015
"Les Anciens disaient que Jauja était, dans la mythologie, une terre d’abondance et de bonheur. Beaucoup d’expéditions ont cherché ce lieu pour en avoir la preuve. Avec le temps, la légende s’est amplifiée d’une manière disproportionnée. Sans doute les gens exagéraient-ils, comme d’habitude. La seule chose que l’on sait avec certitude, c’est que tous ceux qui ont essayé de trouver ce paradis terrestre se sont perdus en chemin..."
SOUDAIN LE VIDE
Jauja débute avec la promesse d’un imaginaire déployé à l’extrême, d’un dépaysement total de l’esprit. Cela s’exprime dans l’extra-filmique (Viggo Mortensen, star hollywoodienne argentino-danoise dans un film polyglotte d’un réalisateur argentin) que dans le contenu du film : à savoir des personnages danois s’exprimant en espagnol avec l’accent anglais, placés dans un improbable cadre en forme de vignettes, comme l’improbable version surréaliste d’une bande dessinée d’antan. Ce rébus est en lui-même un plaisir. Et pourtant, passé ce postulat, l’imagination se tarit d’un coup sec. La trame est pourtant saugrenue à souhait : convoitée par un collègue de son père, la fille d’un militaire s’enfuit avec un jeune homme dans le désert. Le père part à sa recherche. Mais, passée une introduction bavarde, qui rétrospectivement fait presque office de simple prétexte, Lisandro Alonso laisse place à ce qui l’intéresse réellement : l’errance de son protagoniste. Et ce n’est pas une exagération de dire qu’à partir de là, une très grosse partie du film consiste à filmer Viggo Mortensen marcher sur des cailloux. Encore. Encore. Et encore. Jauja vire au conceptuel, et ressemble à ce que donnerait un montage en boucle de certaines brèves scènes de Pique-nique à Hanging Rock.
Le geste est audacieux, l’intention de dilater le temps par la répétition est louable, mais en l’occurrence le concept demeure bien plus intéressant que l’exécution. Le résultat est d’une redondance assommante, lente et pesante comme un éléphant malade. Stérile, creux, d’une artificialité qui n’est jamais émouvante. N’est pas Tsai-Ming Liang qui veut. Tous les réalisateurs ne sont pas égaux devant la solitude extrême de leur protagoniste. Pourtant Lisandro Alonso avait su donner vie au vide et filmer le hors-champ comme personne dans un film comme Los Muertos. Qu’est-ce qui fait que la formule se vautre ici péniblement ? Elle parait cette fois gratuite. Le magnifique décor désertique se prête certes à toutes les interprétations mystiques, mais il donne la désagréable impression de devoir projeter du sens là où il y en a trop peu. Il faut tout de même souligner par honnêteté que plastiquement, le film est tout de même tout à fait plaisant. Les paysages marécageux du début laissent progressivement place à des paysages lunaires sauvages, sans que cette saisissante transition ait besoin d’être surlignée ou expliquée. Là, enfin, naît un peu de mystère et de relief.
Cette perte de repère à la lenteur éprouvante trouve un dénouement pour le coup très réussi lors d’une rencontre onirique dans une grotte. Le temps d’un dialogue, dont on ne sait s’il est rêvé ou réel, les identités se troublent dans un début de vertige, et Jauja trouve alors une filiation inattendue avec des contes fantastiques ancestraux. « Etes-vous bien un Homme ? » demande-t-on au protagoniste. Et l’espace d’un instant, le frisson de cette question fait mouche. Puis bam. Ce qui aurait fait une très belle fin se retrouve balayé d’un gigantesque coup de balai conceptuel. Une fracture narrative, comme celles qui étaient à la mode dans le cinéma d’auteur il y a dix ans (de Mulholland Drive à Tropical Malady) nous fait radicalement changer d’époque, de personnages, de film. Ce nouveau film ne peut d’ailleurs se prévaloir de la beauté plastique de la première partie, et n’a d’intérêt que dans sa relation avec celle-ci. Si on le prend tel quel, ce segment apparait comme une pirouette creuse et vaine, une note d’intention scénaristique grossièrement écrite directement sur la pellicule. L’audace imaginative espérée a définitivement viré à la poudre aux yeux, à l’attrape-cinéphile gratuit et grossier.