Uggie
Pendant que Jean Dujardin révise ses verbes irréguliers anglais, que Bérénice Bejo réinvente l’art de la promotion, que Michel Hazanavicius range sa collection de trophées par ordre alphabétique, qu’Alexandra Lamy recharge la batterie de son portable et qu’Harvey Weinstein, l’homme qui tire toutes les ficelles, arrose de champagne les quelques 5100 votants des Oscars, un éminent ambassadeur de The Artist recueille tous les suffrages, grâce au seul pouvoir de ses pupilles dilatées et de sa truffe humide. Remuer la queue n’a jamais été aussi payant. Et Uggie a toutes les raisons d’avoir la queue qui frétille. Ce digne héritier de Rintintin a reçu tous les dons de la nature : plus gracile que Beethoven, plus fidèle que Lassie, plus têtu qu’Idéfix, plus accessible que Milou. Plus vaillant que Mabrouk, moins existentialiste que Snoopy, moins flan que Rantanplan, moins sociopathe que Baxter. Dans l’imaginaire collectif, c’est la synthèse canine parfaite, la peluche de rêve, l’arme absolue. Uggie est à l’image de The Artist : tellement gentil et trognon que tout Hollywood s’est mis à quatre pattes pour lui lancer des su-sucres.
BON D’ACCORD… C’EST UN CHIEN
En 1929, année de la toute première cérémonie des Oscars, la légende dit que l’acteur ayant reçu le plus de voix était non pas Emil Jannings, vainqueur déclaré, mais… un Berger allemand. Ce chien n’est autre que Rintintin, premier du nom, héros du box-office et boule de poils providentielle qui a sauvé les frères Warner de la faillite. A l’heure où les Oscars relèvent davantage du concours de popularité que de la compétition impartiale (cette époque est-elle vraiment révolue ?), l’Académie préfère exclure les quadrupèdes de la sélection pour éviter tout débordement d’affection canine. Le premier Oscar est pourtant maudit. Pendant que Rintintin, célébré partout dans le monde, reçoit son étoile sur Hollywood Boulevard, Emil Jannings, star du muet dont l’accent allemand lui interdit tout rôle parlant, poursuit sa carrière en Europe. Sa nouvelle vocation : égérie de la propagande nazie auprès de son ami Goebbels. Quentin Tarantino lui rendra d’ailleurs un hommage furtif dans Inglorious Basterds ; le personnage d’Emil Jannings fait partie des invités rôtis par son héroïne Shosanna. Mais revenons-en au chien. Si Uggie n’a certes pas la filmographie tentaculaire de Rintintin (qui a d’ailleurs eu de très nombreux descendants, dont certains furent adoptés par Greta Garbo et Jean Harlow), il peut s’enorgueillir d’avoir déchaîné un concert d’aboiements attendris, de cris extatiques et d’onomatopées inintelligibles dans tous les festivals projetant The Artist. Même l’imperturbable Tilda Swinton, indifférente à la grand-messe des Oscars, n’en revient pas de gratouiller Uggie lors d’un shooting du TIME.
UGGIE LE BON TUYAU
Comme Rintintin, retrouvé dans les décombres d’un chenil bombardé, Uggie a une histoire digne d’un épisode de 30 millions d’amis. Né en 2002 en Floride, c’est un chiot impétueux et imprévisible. Abandonné à l’âge de 7 mois pour avoir mordu la chèvre de ses propriétaires (c’est un hyperactif), il est condamné à la fourrière. Cet instinct sanguinaire (cette énergie insatiable), loin de rebuter le dresseur Omar von Muller, va lui porter chance. Von Muller recueille le chiot en attendant de lui trouver une nouvelle famille d’accueil. Mais dès les premières semaines, il flaire le potentiel de cet ex-délinquant : "Uggie est né pour être un showman". Von Muller couve déjà une ribambelle de futurs champions à quatre pattes, destinés à faire carrière dans le cinéma ou la télévision. Après quelques dures années d’entraînement durant lesquelles il se réconcilie avec son Moi profond, Uggie est prêt. Les lecteurs de trivia d’IMDb l’ont reconnu dans Mr. Fix It, Wassup Rockers et De l’eau pour les éléphants. Mais le film de sa vie, c’est bien sûr The Artist. Lors du casting, Uggie n'a guère le temps de cogiter. La compétition est âpre, Michel Hazanavicius voit défiler les meilleurs cabots des Etats-Unis. La plupart sont des machines, capables d’exécuter une centaine de tours. Uggie, lui, n’en connaît qu’une vingtaine. Mais il les maîtrise à la perfection. Pour les besoins du tournage, il apprend à s’évanouir et faire le mort sur des surfaces qui lui sont inhabituelles, comme le ciment. Ses deux doublures, Dude et Dash, s’occupent des petites besognes. Mais l’irremplaçable Uggie joue dans 95% de ses scènes. Comme Natalie Portman dans Black Swan. Les trois chiens disposent d’une salle de repos privée, font du skate ensemble entre deux prises. Dépensent-ils tout leur argent au baby-foot ? L’histoire ne nous le dit pas. Le seul défaut connu d’Uggie ? Il ronfle comme un camion.
ASTA LA VISTA
Le duo bipède / quadrupède est une formule bien connue des spectateurs. Uggie a sans doute eu pour modèle le fox terrier Asta (prénommé Skippy à ses débuts), sidekick d’une série de films policiers à succès dans les années 30 (L’Introuvable, inspiré d’un roman de Dashiell Hammett). Moins connu en France que Rintintin, Asta a pourtant été le compagnon de Cary Grant dans Cette sacrée vérité (Leo McCarey. 1937) et L’Impossible Monsieur Bébé (Howard Hawks, 1938). Aussi discret soit-il, le chien participe pleinement à l’humeur joviale et nostalgique de The Artist. En pleine campagne pour les Oscars, Jean Dujardin a dû vaincre sa bête noire – l’apprentissage de l’Anglais – pour prouver outre-Atlantique qu’il n’était pas qu’un simple acteur aphone. Et ses premiers mots, dûment répétés, ont été pour Uggie : "We watched a lot of movies together… Lassie, Rintintin… I had a lot of treats… sausages… in my pocket." (rire gêné) Nous n’apprendrons pas qu’Uggie a mordu Jean Dujardin ou que Jean Dujardin a marché par erreur sur la queue d’Uggie. Leur collaboration, idyllique, est agrémentée de promenades quotidiennes, de déjeuners en tête-à-tête et de lancers de hot-dogs. Lauréat d’une Palm Dog à Cannes, invité dans les bureaux du Guardian, célébré sur les plateaux d’Ellen DeGeneres et de Graham Norton, convié à un shooting glamour "spécial toutous" du Hollywood Reporter, paradant en haut de l’Empire State Building, entraîné sur la scène des Golden Globes, et même interviewé par le New York Times, Uggie est devenu en moins d’un an la carte maîtresse d’un tournée promotionnelle extrêmement bien rôdée. Tant et si bien que les organisateurs des BAFTA ont dû spécifier aux votants qu’il était impossible de nommer Uggie, "acteur seulement motivé par les saucisses". Porte-parole de Nintendo pour le jeu Nintendogs + Cats, Uggie possède naturellement une page Facebook et un compte Twitter, plus régulièrement mis à jour que ceux de Jean Dujardin et Laetitia Hallyday réunis. A la cérémonie des Golden Collars, c’est le coup de massue. Omar von Muller annonce qu’Uggie prépare sa retraite. Atteint d’une maladie incurable (un dérèglement neurologique provoquant des tremblements), Uggie s’apprête à tirer sa révérence. Les Oscars lui préparent-ils déjà une nécro ? Mais comme le chien ne meurt jamais au cinéma, son frère Dash et quasi sosie est déjà prêt à lui succéder.