Michael Cimino (1939-2016)
Sept films en trente ans. Presque autant de chefs-d’œuvre. Michael Cimino fait partie de cette race de géants, aux côtés de Kubrick ou Malick, qui tournent peu mais accouchent presque à chaque fois d’une montagne. Le Canardeur, Voyage au bout de l’enfer, L’Année du dragon, Sunchaser… Une filmographie magnifique, fondée sur un malentendu initial et tuée dans l’œuf par une série d’échecs commerciaux cinglants, à commencer par celui, désastreux, de sa sublime et très personnelle Porte du Paradis.
MIKE
C’est ainsi qu’on le prénomme lorsqu’il débute dans le milieu du cinéma. Mike Cimino. De la même génération, à quelques années près, que celle des wonderboys qui ont changé au début des années 70 le paysage hollywoodien (Coppola, Scorsese, De Palma, Spielberg…), il ne se reconnaît dans aucune école, dans aucun de ses contemporains. Son parcours est à rapprocher de ceux d’autres marginaux, avec lesquels il partage quelques points communs. On citera volontiers Jodorowski (sa date de naissance reste secrète), Kubrick (études d’architecture, et donc goût pour la composition de cadrages à la précision mathématique), Peckinpah (leur deux filmographie se rejoignent sur de nombreuses thématiques), et bien entendu Clint Eastwood. Clint, cet autre incompris, cet autre marginal du Nouvel Hollywood, qui le prend sous son aile et lui commande le scénario du second épisode des Inspecteur Harry. Après une école d’art dramatique, après quelques tournages de publicités et de documentaires, et l’écriture de Silent Running pour Douglas Trumbull, c'est véritablement avec Magnum Force que la carrière de Cimino décolle. Une écriture précise et carrée, des personnages ciselés, à la personnalité taillée dans un bloc de granit, et un savoir-faire entièrement au service de la star et du personnage qui a fait sa gloire. A qui doit-on attribuer le discours critique du film ? "Vous m’avez mal compris, les gars", lance un Harry Callahan à la face des spectateurs qui lui reprochaient son statut de flic réac. Où comment en quelques lignes de dialogue, quelques plans, Cimino (aidé de John Conan Milius) assimile à merveille une mythologie, la retournant, la brisant pour mieux la transcender.
C’est grâce à ce coup de génie que le tout jeune scénariste devient metteur en scène, acquérant la confiance totale d’Eastwood, qui accepte de lui confier un budget de quatre millions de dollars. Coup d’essai, et premier coup de maître, le film rapporte plus de cinq fois sa mise initiale, et s’inscrit immédiatement comme l’une des œuvres les plus attachantes de l’acteur. Thunderbolt and Lightfoot (Le Canardeur en français) pose les jalons d’une œuvre entièrement tournée vers l’Amérique et les espoirs qu’elle fait naître en chacun de ses habitants. Dérive et fuite de personnages, opposition des générations, refuge dans les rites initiatiques et religieux, regrets, etc. Mise en scène magnifique, direction d’acteur irréprochable, sublimation totale des plans grâce à la réussite de la bande originale – notamment la chanson Where do I go from here de Paul Williams – le film marque indéniablement la naissance d’un grand cinéaste. Nomination à l’oscar pour Jeff Bridges, à qui Cimino demande de décoincer Eastwood sur le plateau, afin de retrouver de façon naturelle et spontanée dans le film une véritable complicité. Triomphe mondial pour (en apparence) petit film, redécouverte de deux acteurs incroyablement attachants, Cimino peut s’attaquer à sa grande œuvre, il a les mains libres. Il ira, sans se freiner.
CIMINO PARADISIO
Avant Apocalypse Now, il y eut Voyage au bout de l’enfer. Un petit projet de sept millions de dollars qui devint au fur et à mesure du tournage (et au grand dam de ses producteurs) une énorme fresque de quinze millions et de près de trois heures. Les journaux suivirent le tournage de près, les financiers consultaient régulièrement les dépassements de budget, on parlait d’un nouvel enfant prodige. D’une force poétique indéniable, The Deer Hunter sort en 1978, fait un carton quasi inédit pour ce genre de film, et ramasse cinq des principaux oscars l’année suivante. Cimino entre dans la légende, son film est un classique instantané, une œuvre mémorable contre laquelle les ligues des anciens combattants se déchaînent. La beauté des plans subjugue les critiques, et le public, touché par le destin de ces trois américains moyens partis défendre leur pays, transforme le film en véritable triomphe (près de cinquante millions de recette sur le territoire américain) sur lequel se bâtit l’immense malentendu autour du cinéaste. On le sait politisé, on le croit en adéquation avec le public, on le compare à Spielberg ou Coppola, on l’assimile immédiatement à cette nouvelle génération de cinéastes qui ont pris les rênes d’Hollywood dix ans plus tôt. Né cinquante ans trop tard, Cimino profite de la toute puissance conférée alors aux cinéastes pour mener à bien des projets démiurgiques, mais surtout pour asséner une pensée nostalgique sur l’Amérique, dont il stigmatise la souffrance, la déchéance. Le tournage de Voyage au bout de l’enfer est littéralement à l’image du titre du film. Adoptant les même méthodes que Friedkin (qui giflait ses acteurs sur le tournage de L’Exorciste, ou leur tirait dessus avec de véritables balles), Cimino mène ses protagonistes dans un no man’s land duquel ils ne peuvent s’échapper. Les acteurs font leurs propres cascades, les engueulades se multiplient, les retards sont courants, et Cimino pousse le vice jusqu’à mettre une véritable balle dans le barillet du pistolet qui sert au tournage de la célèbrissime séquence de la roulette russe. Par ailleurs, les claques reçues par Christopher Walken durant cette scène sont authentiques. Profitant du succès de son film pour vendre un projet immédiatement qualifié comme sa Passion, celui de La Porte du Paradis, Cimino décide de voir encore plus grand.
LE CANARDEUR ENCHAINE
Initialement titré Johnson County Wars, La Porte du Paradis est considéré plus ou moins à tort comme le film qui détruisit en un éclair la politique d’auteur chèrement mise en place par les cinéastes des années 60 et 70. Clôturant une série de gros budgets transformés en échecs historiques (1941, New York, New York, Le Convoi de la peur, etc.), Cimino a le douloureux privilège de voir son film entrer illico dans le Livre des records. Plus de quarante millions de budget, a peine deux millions de recettes, le film est à l’origine de la faillite de United Artists, créée soixante ans plus tôt par Chaplin, Griffith, Fairbanks, et Pickford. Mégalomane, Cimino se permet tout, se prend pour Stroheim ou Selznick, mais oublie que les producteurs ont changé et se sont pour beaucoup transformés en hommes d’affaires dénués de tout sens artistique. Il fait entièrement reconstruire un décor sur un coup de tête, demande à ce que l’herbe d’une prairie soit repeinte à la bombe pour obtenir un verre éclatant. Au bout du douzième jour de tournage, Cimino en compte dix de retard, et le budget initial de dix millions est déjà crevé. Les producteurs estiment que le film pourrait tripler de coût, menacent de remplacer le metteur en scène par Norman Jewison, mais devant la beauté des plans acceptent d’injecter encore plus d’argent dans le projet. Le cinéaste, méfiant, poste tout de même un garde armé devant la salle de montage, de peur que les bobines ne lui soient retirées.
Le premier montage présenté aux producteurs durait 5h25. Celui qui sort en salles dure encore 3h40. L’accueil est désastreux, Cimino est automatiquement enterré, et le bide financier devient le prétexte que cherchait le tout Hollywood pour retirer aux réalisateurs les pouvoirs acquis avec les années. Ironiquement, c’est en suivant la politique de United Artists (le metteur en scène est l’auteur complet de son film, et reste totalement absous des décisions des producteurs) que le cinéaste allait conduire cette maison de production à la faillite. Devant le désastre, celle-ci retire le film des salles, et le ressort quelques mois plus tard dans un montage plus court de 69 minutes, sans l’aval de Cimino. Le film est nominé pour les razzies (les oscars de la honte), et mettra plus d’une dizaine d’années avant d’être reconnu à sa juste valeur. Au-delà des conséquences personnelles de cette fresque racontant comment l’Amérique a été construite sur un génocide, le cinéaste enterre avec lui le cinéma des années 70. Ce sera la décennie des E.T, des Guizmo, des Goonies et des Ghostbusters et un cinéaste tel que Cimino, incapable de connaître à l’avance les goûts du public, n’y a plus sa place. Quelques personnalités parviennent encore, parfois avec difficultés, à imposer leurs visions (Spielberg, Scorsese, De Palma…) mais d’une manière générale, le cinéma américain se tourne avec les années 80 vers l’ère du cinéma pop-corn.
LA GREVE DES CIMINO
Pour Mike, le purgatoire commence et il dure encore aujourd’hui. Bouc émissaire, il n’a jamais réussi à retrouver la place qui fut la sienne, et sa position dans les années 80 et 90 est plus que fragile. Il met cinq ans à remonter un autre projet (L’Année du dragon), et sert entre temps de conseiller artistique sur l’attachant Pape de Greenwich Village de Stuart Rosenberg. Le film porte la marque du cinéaste, jusque dans les thèmes abordés et le choix de l’acteur (Rourke, encore et toujours), et on le soupçonne fortement d’avoir touché de la caméra durant le tournage. Imdb le crédite d’ailleurs comme co-réalisateur. Les projets se font rares, et plus personne ne veut de lui, que ce soit en tant que metteur en scène officiel ou scénariste (quelques années plus tôt, il avait co-signé le scénario de The Rose, biographie libre de Janis Joplin). Il travaille quelques temps sur Les Chiens de guerre ou sur Footloose. Arrive alors la nouvelle, enfin : Cimino recommence à tourner. Les fans n’en peuvent plus d’attendre, le projet s’annonce énorme, il le sera au point de déchaîner contre lui la communauté chinoise qui y voit une caricature de Chinatown. L’Année du dragon est un semi échec financier, mais s’impose cependant comme un nouveau chef-d’œuvre du cinéaste. La maîtrise de la mise en scène y est éblouissante, le scénario (portant la signature d’Oliver Stone) est absolument bouleversant, les scènes anthologiques s’enchaînent de nouveau et Mickey Rourke trouve là son plus beau rôle. Constituant une synthèse des œuvres de Stone et de Cimino, cette histoire d’un flic irlandais, déraciné, perturbé par la guerre du Vietnam, est une claque énorme dont la toute fin constitue la seule erreur. Remontage des producteurs pour les uns, incroyable beauté du plan final pour les autres. Le mystère reste entier.
Le film remet un temps Cimino en selle. Il peine toujours à monter ses projets, il ne sort pas totalement de son purgatoire, mais il redevient un cinéaste dont on parle, avec qui il faut compter. Spin-off du Parain, tiré comme le film de Coppola d’un livre de Mario Puzo, Le Sicilien est sa seule véritable erreur artistique. Christophe Lambert, alors en odeur de sainteté (Greystoke, Highlander, Subway…) y semble peu à l’aise, et on reproche au cinéaste de faire l’éloge d’un mafieux. Le film est un nouvel échec (moins de deux millions de recettes) et ne parvient pas à confirmer la potentielle sortie du désert que L’Année du dragon laissait espérer. Il s’agit au demeurant du dernier "gros" film du réalisateur, qui se contentera par la suite de ne tourner que deux œuvres plus discrètes, bien que véritablement réussies. Après Le Sicilien, Cimino n’existe plus. Il rentre définitivement dans le no man’s land des cinéastes qui tournent deux films par décennie non par choix, mais parce qu’ils peinent à retrouver la confiance des producteurs. Au même titre qu’un Bogdanovich, qu’un Denis Hopper ou qu’un Sam Peckinpah, Cimino empile les projets énormes sans jamais les tourner. Une biographie de Dostoïevski, un film sur le Tour de France… On rêve de le voir un jour s’attaquer à ce qui pourrait être son plus grand film, une adaptation de La Condition humaine d’André Malraux. Au lieu de ça, il tourne Desperate Hours, un remake réussi d’un film de Wyler, passé totalement inaperçu lors de sa sortie en salles, et Sunchaser, qui connaît un sort à peine plus enviable (présentation à Cannes en 96). Deux films dans lesquels éclate la maîtrise formelle du cinéaste, mais surtout dans lesquels le dépit, la déception, la tristesse de Cimino se font plus que jamais sentir. Il n’est plus à sa place, et se projette dans des héros négatifs, rêveurs, déçus de l’Amérique. A la recherche d’un Graal qui n’existe pas – à l’image du personnage indien Blue de son dernier film -, Cimino est un cinéaste de plus enterré prématurément. Malheureusement, il s’agit aussi sans doute du plus grand metteur en scène américain de ces trente dernières années. Que la paix soit devant lui, que la paix soit au-dessus de lui, que la paix soit tout autour de lui.
En savoir plus
1996 Sunchaser 1990 Desperate Hour 1987 Le Sicilien 1985 L’Année du dragon 1981 La Porte du Paradis 1978 Voyage au bout de l’enfer 1974 Le Canardeur