Jean-Pierre Melville
Ce qui frappe instantanément chez Jean-Pierre Melville, c'est la cohérence de son discours, de sa cinéphilie et de son œuvre, et l'imposante stature d'un cinéaste qui, trente années après sa disparition, enveloppe encore de son ombre toutes les tentatives françaises du film de genre. Un cinéaste follement épris du mythe américain, mais qui n'est jamais tombé dans le complexe d'infériorité, la copie, l'imitation ou le trop référentiel, et qui a su conserver son identité de créateur, et devenir à son tour un modèle inspirateur. Immensément plus qu'une vague icône d'un cinéma passéiste, il est toujours aujourd'hui le symbole du réalisateur accompli, indépendant et moderne, encensé pour son professionnalisme, et craint pour la même raison.
UN JEUNE HOMME HONORABLE
Féru de littérature, et tout particulièrement de Jack London et Herman Melville, Jean-Pierre Grumbach ne peut s'empêcher en entrant dans les FFL (Forces Françaises Libres) de troquer son nom pour celui de l'auteur avec lequel il se trouve de nombreux points communs. En s'appropriant ce patronyme clandestin, Melville se réserve sans le savoir une destinée presque aussi épique que les aventures de Moby Dick (qui sera - coïncidence - adapté sur le grand écran en 1956 par John Huston, son réalisateur préféré). De cette amusante anecdote, les portraitistes n'ont toujours retenu que l'aspect superficiel du changement de nom, sans jamais s'intéresser plus avant aux similitudes évoquées entre les deux hommes. Le cinéaste, comme l'écrivain, porte un goût prononcé pour les paraboles chargées de thèmes universels et, grâce à son talent de conteur, est passé maître dans l'utilisation et la distillation d'un suspense lent, nerveux et fébrile. Un suspense à la fois profondément populaire (et donc divertissant, voire superflu), et parfaitement essentiel, éthéré, pur. Une nitescence aveuglante du génie de narrateur, une preuve éclatante d'un amour aussi fort pour le référent que pour le réfléchi, les inspirations et les souffles, les causes et les conséquences, l'appréhension et l'inéluctable, avec une fascination pour le cheminement qui va de l'un à l'autre. Ce qui fait un homme, et ce qui le défait.
FACCIA D’ANGELO
Une mentalité de bulldozer, un caractère de cochon, un esprit rebelle, Jean-Pierre Melville est un homme qui sait que le plus court chemin entre deux points est la ligne droite. Devant un cinéma si plein de rigueur et de sérieux, beaucoup ont critiqué - et critiquent toujours - un côté clinique, froid et étatiste dans ses films, qui finalement renferment plus de pudeur, d'humanité et de crainte que d'autres cinémas en apparence pourtant plus accessibles. C'est vrai, les films de Melville peuvent aujourd'hui paraître désuets, stricts, ridicules. On peut sourire, se moquer, trouver tout cela exagéré, too much, daté. Si cet homme n'avait connu le pire, sans doute son cinéma ne souffrirait pas d'autant de sévérité. Soldat dès 1937, résistant pendant deux années, cela marque sans doute un homme plus qu'il ne le souhaiterait (voir notre gros plan sur L'Armée des ombres). De retour de la guerre, le cinéma - l'art - était pour Melville une question sérieuse. Bien plus qu'une passion, une raison d'être: une question de vie ou de mort. Créer pour vivre, et vivre pour créer. Essayer d'être le plus respectueux possible envers une œuvre, avant de l'être envers un public. Melville prenait son art avec tellement de gravité qu'il a donné l'illusion à beaucoup de faire un cinéma dur, réaliste, profondément réel. Or il n'était rien de moins qu'un cinéaste du réel. Il se défendait lui-même de faire du réalisme. Il n'était pas un peintre paysagiste, ni un journaliste, ni même un documentariste. Ses films naissaient d'un rapport au monde fondé sur le cinéma plutôt que sur le réel. "Il n'y a pas de peintre plus inexact que moi. Je ne fais que du faux. Toujours." précisait-t-il.
SECOND BREATH
Grand admirateur de Robert Wise (Le Coup de l'escalier), de Welles (La Splendeur des Amberson) et de Huston (Quand la ville dort), Melville nourrissait une passion sans limite pour le cinéma américain. Le western, genre par essence fondateur de ce cinéma, l'a particulièrement marqué. A tel point que l'on peut, en observant attentivement, décrypter en chacun de ses films un western transposé. L'action se situe à Paris et non plus dans l'Ouest, à notre époque et non pas après la guerre de Sécession, et les automobiles ont pris la place des chevaux. Un modèle d'ailleurs maintes et maintes fois suivi par quelques-uns des plus talentueux metteurs en scène contemporains, aussi variés que prestigieux: Michael Mann avec Le Solitaire et Heat, John Woo avec The Killer, mais aussi Quentin Tarantino, Aki Kaurismäki et bien d'autres. De tous ces illustres suiveurs est née une expression, un mot; "melvillien", épithète fondateur d'une cinéphilie complète et essentielle. Philippe Labro s'exprimait admirablement sur ce point: "Est melvillien ce qui se conte dans la nuit, dans le bleu de la nuit, entre hommes de loi et hommes du désordre, à coups de regards et de gestes, de trahisons et d'amitiés données sans paroles, dans un luxe glacé qui n'exclut pas la tendresse, ou dans un anonymat grisâtre qui ne rejette pas la poésie. [...] Est melvillien ce qui traduit la solitude, la violence, le mystère, la passion du risque et l'âpre goût de l'imprévisible et de l'inéluctable, ce qui met aux prises des hommes enfoncés dans leurs manies, prisonniers de leurs obsessions et serviteurs de leurs codes. Derrière l'apparente convention d'une histoire dite policière, l'auteur s'est livré tout entier, avec ses fantasmes et ses rêves, ses goûts et ses nostalgies, sa pudeur, ses déchirements". A lire ces mots, on ne sait plus très bien si Labro parle de Mann, Woo ou Melville. C'est à cela que l'on reconnaît les artistes fondateurs, lorsqu'ils sont indissociables de leur art.
En savoir plus
1972 Un Flic 1970 Le Cercle rouge 1969 L'Armée des ombres 1967 Le Samouraï 1966 Le Deuxième souffle 1963 L'Aîné des Ferchaux 1961 Le Doulos 1961 Léon Morin, prêtre 1959 Deux hommes dans Manhattan 1955 Bob le flambeur 1950 Les Enfants terribles 1947 Le Silence de la mer