Vaurien : Entretien avec Peter Dourountzis (partie 2)
Deuxième partie de notre entretien avec Peter Dourountzis, scénariste et réalisateur de Vaurien. La première partie de l’entretien, qui revient sur le développement du film, est à lire ici.
Tu pars sur combien de jours de tournage ?
Je pars sur 30 jours, mais un mois avant le tournage je coupe une semaine car on n’a pas l’argent. Je supprime des scènes qui ne sont pas essentielles, comme par exemple Djé en centre d’hébergement d’urgence. On gagnait 5000 ou 6000€ par jour de tournage supprimé.
Donc 25 jours au final ?
24 au final.
Une question large: Comment t’as vécu le tournage ? Tu étais stressé ? Tu dormais bien ? Est-ce que t’avais l’impression d’être un imposteur ou est-ce que c’était un kif ?
Très détente. Ce projet je le connais par cœur. J’ai pas besoin de relire mon scénario, de l’avoir avec moi. J’ai l’impression que le scénario c’était une ex : quelqu’un que t’as bien connu, que t’aimes beaucoup, mais t’es prêt à la nouveauté. Mon texte est très écrit mais je pousse toujours les comédiens à faire de l’impro là-dessus. Par contre dès qu’il y a une fausse note, je le sais. En parallèle du tournage, les gens ils vivent, ils sortent, et une partie de l’équipe va voir Joker. Pierre quand il revient du cinéma ça a une influence sur son jeu, même si ça dure pas longtemps il se dit qu’il doit faire un truc machiavélique. C’est là que j’ai eu de la sympathie pour lui : je me suis dit « Il est comme nous, il est influencé par ce qu’il voit ». Il en est vite revenu, y a pas de souci. Sinon je suis hyper détendu. Mon kif c’est moins de faire le film que d’essayer de le faire bien. Les gens sont stressés ? On se détend. Ils s’attendent à un tournage catastrophique dans des conditions horribles ? Avec le directeur de production Ronan Leroy on a veillé à ce que les gens soient bien nourris, bien logés. Et sur les 24 jours on a fait seulement deux jours avec une heure sup. La plupart du temps on finissait une heure voir deux heures plus tôt.
Ah ouais, quand même !
Ça c’est cool, mais ça te rend pas crédible. Quand tu dois terminer à 19h mais qu’à 17h tu dis « Pour moi c’est bon, fin de journée », les gens te regardent en se disant « C’est qui ce charlot ? C’est pas un passionné de cinéma, il va pas jusqu’au bout, il saigne pas ses comédiens, il fait pas douze mille prises ». Vu comment les gens sont payés je voulais pas les saigner à blanc. Moi j’avais l’impression de faire mes courses. Je voulais pas la prise parfaite : je voyais qu’ici j’avais un son qui était bien, cette réplique-là je l’avais en off, ce plan je l’ai en serré. Je vais pas leur imposer un système à la Fincher, j’ai pas les moyens de mes ambitions. Donc je suis revenu à quelque chose très colo de vacances, détente. Mais pendant deux semaines ça a été un peu compliqué.
Et comment t’as fait pour gagner le respect de l’équipe après cette première frayeur ?
Tu sens quand les gens sont gavés, quand ils comprennent pas trop ton panoramique : toi t’es un peu excité par ton plan que t’as vu dans Boogie Nights et La Haine, mais tu sens que t’arrives pas à entraîner les gens. L’équipe est pas prête à mourir pour ton putain de film. C’est juste un job. Ça me va, je comprends. Tu restes cool. Les techniciens, même s’ils ne comprennent pas tous ma mise en scène ou la trouvent trop timide, ils ont les comédiens sous le nez et ils voient qu’ils jouent bien. Au bout d’un moment ils savent que t’es sincère et après une, deux semaines, ça s’est détendu. J’ai bu un verre avec les techniciens et j’ai demandé comment ça se passait, ils m’ont dit « C’est cool, tu diriges bien les comédiens, continue ». Mais par exemple les comédiens ils m’en voulaient de pas dire « Action » !
Tu disais « Go », « Partez » ?
Je disais rien, je disais quand j’étais prêt. J’avais pas de scripte donc je devais faire gaffe à tous les raccords, j’étais au four et au moulin. Mon chef op Jean-Marc Fabre était très expérimenté et je lui ai dit : « Toi t’es au plus près des comédiens, dit Action ». En plus il a une voix très douce, très zen. Ca diffuse du calme et du bien-être. Je me sentais pas d’être vingt mètres derrière à cause du combo et gueuler « ACTION !! ». (rires) A la fin de la première semaine, Ophélie Bau, Sébastien Houbani et Pierre viennent me voir et m’engueulent. « T’as pas le droit de te déposséder de ton pouvoir, tu feras ton film une seule fois ». C’était plein de bonnes intentions mais ils m’ont fumé. Ophélie elle sort d’une collaboration avec Kechiche, elle est traumat’, Pierre et Sébastien ils ont connu des réalisateurs assez durs. Ils prennent le parti que c’est moi qui ait tort. Etre gentil c’est être faible. Moi aussi j’adore Tom Cruise ou Christian Bale qui pètent un câble mais je peux pas faire ça: j’arrive pas à m’énerver, à mal parler aux gens, à les martyriser… Quelque part si j’aime Spielberg ou Scorsese c’est aussi parce que je sais que c’est pas des enculés. Quand tu tournes ton film une question nouvelle se pose: quelle personne je suis sur un plateau ? Est-ce que je vais me transformer en Herzog ou bien en Klapisch ?
J’en conclue que t’étais plutôt Klapisch.
Au bout d’un moment ça s’inverse et à la fin du tournage tout le monde s’est excusé. « Pardon, en fait t’as raison, excellent tournage ». Avant de commencer les gens se disaient « Y a un budget de 300.000, c’est à Limoges, il va faire froid, on aura faim, y aura des heures sup’ ». Et finalement ça déconne tout le temps, on est en détente, tu manges bien. Tu finis à 16h avec les comédiens qui aident à remballer. Mine de rien le lendemain t’es frais. Bref, pour moi le bonus était clair. Mais les gens te connaissent pas, ils ont aucune raison de te faire confiance. T’es suspect de tout quand t’es réal. Quand tu dis « Je verrai au montage », t’as beau avoir raison, c’est suspect.
C’était quoi les principes de mise en scène que tu t’imposais ?
C’est le principe que la caméra protège. C’est ce que j’ai mis le plus de temps à accoucher : est-ce que tu montres une scène de meurtre ? Si oui, comment ? Du suspense ? Est-ce que comme DePalma ou Hitchcock tu montres la bombe sous la table ou est-ce que comme Scorsese ou Cuaron tu surprends avec l’explosion ? Sur toutes ces questions qui nous passionnent depuis toujours, j’ai botté en touche car j’avais pas les moyens d’une mise en scène de thriller. Je devais être rusé, avec une narration éclatée, avec des ellipses un peu osées. Ce n’est plus le projet que t’as lu il y a dix ans, qui était plus fleuve. Ma grosse référence à l’origine c’est Les Patriotes d’Eric Rochant: il prend le temps, il fait des plans long, il fait un travail d’amorces. Mais ce cinéma il coûte tellement cher… Quand tu peux pas faire ça t’as la tentation d’aller à l’autre bout du spectre et faire L’Esquive: tu sais pas trop cadrer et tes comédiens vont faire beaucoup d’impro et tu fais ton film au montage. J’avais le cul entre deux chaises car j’ai quand même envie de faire Les Patriotes sans avoir les moyens, et j’ai tout à fait les moyens de faire L’Esquive sans le talent pour le réussir.
J’ai entendu parler d’une anecdote concernant les rails de travelling ?
Sur le film j’ai pas de Steadicam, juste un petit rail de travelling de cinq mètres. Par contre j’ai une espèce de machine à quatre roues qui peut pivoter et faire un petit mètre de décalage. Et ça va sur le petit rail. Et ces rails on se les est fait voler au bout de trois semaines. Un technicien a sorti les rails du camion, il est allé se boire un verre, et quand il est revenu on les avait fauché. Ça voulait dire pas de travelling, pas de panoramique soigné possible… Il te reste deux semaines à tourner et y a toute une grammaire qui s’évapore. Là j’ai senti le budget du film… Moi je trouve ça amusant, mais le mec dont je vais lire l’avis sur AlloCiné qui va dire que la mise en scène est trop timide, je peux pas aller le voir en lui disant « Mais mec, j’avais pas de rail de travelling ! » (rires) Une phrase de Scorsese m’avait marqué pendant mes études : « Si t’as pas les moyens de faire un film, ne le fais pas ». J’étais d’accord avec ça. Mais moi je tente alors que j’ai pas les moyens de le faire, car c’est une chance unique. Je nous vois pas être des wannabe réalisateurs, avoir envie depuis très jeunes de faire un film, et se dire « Ah non là je peux le faire qu’à 80%, bah tu sais quoi je vais pas le faire du tout ». Et du coup on le fait sans avoir l’exigence d’un grand réalisateur qui a plus de moyens.
Comment s’est passé le montage ?
Valentin Durning a commencé le montage pendant que je tournais. Mais n’ayant pas de scripte je n’ai pas de prises cerclées, donc le monteur fait un bout à bout sans savoir ce que j’aime ou pas. Une fois le tournage fini, j’arrive en salle de montage et ce que je vois est catastrophique. C’est pas la faute de Valentin : il était tout seul. Mais j’ai compris que je devais être là à chaque instant pour veiller à ce qu’on ne transforme pas le film en thriller, en comédie sociale... Et veiller au timing. Moi j’ai La Haine en tête : parfois on s’ennuie parce que les personnages s’ennuient, mais c’est difficile à ajuster. Il faut que le personnage s’ennuie mais pas le spectateur. T’as besoin d’être là tous les jours et ça a été dur. C’était la séquence Salieri/Mozart dans Amadeus, j’étais en mode psychopathe en train de mourir parce que j’avais plus d’énergie, et Valentin essayait d’aller vite et me faire plaisir : « Tu fais plan serré, après tu passes en contrechamp… »… Après on commence à faire des projections-tests pour des amis, sauf que pour moi c’est un work in progress. On me déglingue telle séquence, mais moi je sais qu’elle va marcher car il manque du montage son, qu’on va repasser dessus… Tu te retrouves à être le mec relou qui sait mieux que tout le monde. J’aime pas cette sensation d’être le seul à dire « Mais non, faites-moi confiance, laissez-moi travailler… » C’est la pire période pour moi. Tu dois aussi faire le deuil de tout ce que t’as pas réussi. Tu dois remettre de la bonne humeur, de la comédie, tu dois t’éclater, penser au spectateur, tout ça avec une contrainte de temps, des conditions pas terribles.
Tu as parlé du montage son tout à l’heure. Est-ce que t’as eu le temps de le peaufiner ?
Les gens n’arrivent pas à évaluer à quel point le montage son est essentiel. C’est là où j’ai plus souffert sur le film. On avait besoin de 9 semaines tellement y avait de hors-champ, de moments où sur le plateau je me disais « J’ai pas le temps de le tourner, ça ce sera en off ». Quand Djé s’incruste avec le groupe de jeunes au début, j’ai pas le temps de faire des plans sur tout le monde donc je fais un plan sur Marie et sur Pierre et je sais que le reste marchera au montage son. Mais tout le monde s’en fout du son ! Dans le planning le producteur n’avait pas inclus 6 à 7 semaines de travail parce que le son est un peu méprisé. La bruiteuse a eu seulement deux jours pour bruiter tout le film, elle était épuisée. Je ne ferai jamais cette erreur. Si je fais un autre film je ferai en sorte que ces gars-là travaillent avec un peu plus de confort. En plus c’est la partie qui me rend le plus heureux: tu cleanes les sons, tu fais fonctionner le montage image, les gens se projettent plus facilement… Dans le cinéma français on a un problème avec parfois des dialogues incompréhensibles, mais c’est parce qu’on a de très bons techniciens qu’on ne laisse pas travailler comme il faut.
C’est la deadline de Cannes qui t’as obligé à travailler dans la précipitation ?
Comme tous les films français de la période on a Cannes en ligne de mire, même si moi je n’y croyais pas. La première version de mon montage c’était celle proche du scénario, puis dans la deuxième version j’ai tout dégommé et j’ai tenté des choses, et à la troisième version j’ai livré pour Cannes quelque chose qui était pas censé leur plaire. A rigueur je veux bien me dire sur un malentendu qu’on peut tenter la Semaine de la Critique… Mais oui cette deadline te force à tout torcher: le montage image, son, l’étalo… Ça sert pas les intérêts du film. Tu te dépêches de faire un plat mal cuisiné pour être sûr de le servir à table. J’en ai parlé avec Benjamin Parent : on l’a obligé à tenter Cannes, ça l’a mis super mal parce qu’il a rushé le montage et il a souffert comme moi en post-prod. Et il a pas été pris. Il m’ adit « Plus jamais je travaille un film pour Cannes ». Moi j’ai beau avoir été pris, ça sert à rien de courir après un festival avec un film que t’as pas terminé. Ça me paraissait dément tu fais un premier film français fauché à 350.000€ et ton producteur il a des envies de Cannes… On est partis là-bas parce qu’année-Covid oblige les gros films ont dégagé, ça a laissé la place aux petits films boiteux comme le mien. J’étais heureux mais je savais pas où j’étais. Je me demandais si c’était pas une erreur, si ça servait les intérêts du film. Mais bon, vingt-cinq ans après La Haine je suis en sélection officielle ! On sait quelle est la qualité de cette sélection, elle est bis, elle est ter. Mais ça reste cool.
Qu’est-ce que tu penses du film fini ?
Je pense que c’est un bon petit film. Pour reprendre la notation FilmDeCulte, je met 4.5/6. (rires) Je suis content parce que je pense qu’il fait la bonne durée. J’ai coupé ce qu’il fallait. Par rapport à ce qu’on disait sur Le Dernier raccourci il y a finalement peu de séquences coupées, j’ai pas fait perdre de l’argent. Il y a sûrement des séquences où j’avais pas l’argent de mes ambitions. Peut-être que j’aurais dû réécrire. Le film reste divertissant, il est un peu singulier, il ennuie pas les gens. Les spectateurs ont la place d’investir le film, d’avoir un dialogue avec lui, avec le personnage, Maya, le squat, les personnages secondaires… J’étais content d’apporter un peu d’humour dans un sous-genre qui en manque. Et puis croiser les genres qu’on aime bien, c’est un film un peu bâtard, un film de « mauvais genre »: un peu de comédie sociale, un peu de chronique, de road movie, du thriller… J’ai les ambitions de rien donc je fais un medley.
Propos recueillis le 18 décembre 2020