L'Ecole de Berlin par ceux qui l'ont faite

L'Ecole de Berlin par ceux qui l'ont faite

L’Ecole de Berlin est l’un des mouvements les plus méconnus et passionnants du cinéma contemporain, mélangeant hyper-réalisme intransigeant et troubles identitaires fantastiques. Ironiquement (et en dépit de nombreuses récompenses en festival), la plupart des réalisateurs rattachés à ce mouvement ont longtemps été réfractaires à reconnaître son existence et sa cohésion pourtant flagrante (il suffit de lire nos interviews de Christian Petzold, Maren Ade, Christoph Hochhäusler, etc.). Alors qu’une toute nouvelle génération post-Ecole de Berlin est en train d’émerger en Allemagne (voir notre dossier), la Berlinale a organisé une conférence en forme de bilan sur le mouvement né il y a une douzaine d’années, en présence de trois de ses réalisateurs les plus connus : Christian Petzold (Barbara, Yella…), Maren Ade (Everyone Else) et Benjamin Heisenberg (Le Braqueur, Sleepers). Accompagnés par Rajendra Roy, curateur cinéma du Moma, et modérés par la Deutsche Kinemathek, ils tentent de définir une école… presque populaire malgré elle.

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Deutsche Kinemathek : L’École de Berlin n'est pas un groupe qui a été créé consciemment, c’est phénomène. Il s’agit tout d’abord d’une expression créée par un journaliste allemand qui avait repéré des similitudes entre les films de Thomas Arslan (Gold) et de Christian Petzold. D'autres réalisateurs ont depuis été rattachés à cette étiquette.

Christian Petzold : Thomas Arslan, Angela Schanelec (Marseille, Orly…) et moi-même étions étudiants en cinéma au même moment, et nous suivions les mêmes séminaires. C’est comme cela que nous nous sommes connus. J’ai par la suite rencontré Christoph Hochhäusler (Le Bois lacté, L’Imposteur, Sous toi la ville) et Nicolas Wackerbarth (Everyday Objects) lorsqu’ils ont fondé la revue Revolver et qu’ils m’ont demandé d’écrire quelques articles.

La revue Revolver a été un outil important pour la réflexion sur le cinéma et la cohésion du groupe. Vous rencontrez-vous souvent les uns les autres ? Est-ce important pour un réalisateur de trouver des camarades qui partagent les mêmes envies esthétiques, le même univers cinématographique ?

Christian Petzold : Christoph et moi, on se voyait très souvent. Puis Christoph et Ulrich (Köhler, Montag, La Maladie du sommeil… ndlr), de leur côté. C'est d’ailleurs Christoph qui a rassemblé le groupe, il est toujours en train de nous inviter à boire des verres.

Benjamin Heisenberg : Christian était à l’époque l’un des très rares cinéastes allemands à faire des films tels que l’on désirait nous-mêmes en faire. Le cinéma allemand était alors très commercial. C’était des comédies ou bien des films avec des explosions, et les étudiants qui sortaient des écoles de cinéma semblaient ne rien vouloir réaliser d’autre. On a très vite voulu se rencontrer parce que l’on sentait qu’on avait les mêmes idées. Pour Sleepers, j’ai travaillé avec le chef opérateur d’Angela Schanelec, et j’ai remarqué qu’il y avait effectivement une familiarité esthétique entre nos films. C’est là que j’ai réalisé qu’il y avait bel et bien une Ecole de Berlin.

Le dogme crée par Lars Von Trier était un mouvement très conscient, vous c’est l’inverse, c’est une étiquette que l’on vous a collée.

Benjamin Heisenberg : Christoph et moi avons été sélectionnés la même année au festival de Cannes (en 2005, à Un Certain Regard, ndlr). C’est lui qui a eu l’idée de faire auparavant une sorte de conférence de presse en Allemagne, pour se présenter officiellement en tant que nouvelle génération, tout comme le Dogme. On a donc demandé aux autres réalisateurs et réalisatrices, mais aucun d’entre eux n’a eu envie de se faire étiqueter de la sorte! Donc lorsqu’à Cannes, les journalistes nous interrogeaient sur ce mouvement naissant, on a dû répondre que non, non, il n’existait rien de tel (rires). Evidemment, la presse a quand même perçu qu’il se passait quelque chose, malgré nos dénégations.

Que pensez-vous de cette appellation ? Ce label était-il parfois un fardeau ?

Christian Petzold : Vous savez, à l’époque il y avait aussi une Ecole de Hambourg, mais cela concernait la musique. Dans les années 70 il y avait déjà un mouvement appelé Ecole de Berlin : il s’agissait de films à visées sociales mais c’était très, très différent de films à la Ken Loach. Je n'ai jamais eu de problème avec ce label. Nous avons certes des « ennemis », des gens qui détestent nos films. Et dans le groupe il y a des individualités à gérer, des gens qui ne voulaient surtout pas faire partie d’un groupe. Mais j’ai fait la paix avec tout ça.

Benjamin Heisenberg : J’ai juste eu du mal avec le fait que cela soit rattaché à un lieu. Après tout certains d’entre nous viennent de Munich ou de Hambourg. On pourrait même rapprocher certains réalisateurs autrichiens de ce mouvement. Ce qui est particulièrement significatif, c’est que si je demande à des détracteurs de l’Ecole de Berlin de définir ce que c’est, je réalise que personne n’y voit la même chose.

Maren, votre premier film The Forest for the Trees a-t-il été d’emblée étiqueté « Ecole de Berlin » ?

Maren Ade : Non, c’est venu avec le suivant, Everyone Else. Je n’étais pas heureuse à l’école de cinéma, j'ai tenté de trouver ma propre voie dans mes courts métrages mais ils étaient surproduits, avec trop d’effets de camera, je ne les montre plus du tout aujourd’hui (rires). Pour mon premier long, j’avais une meilleure idée de ce que j’aimais et de ce que je souhaitais éviter. Il y avait un acteur en particulier que je voulais faire jouer dedans, et j’ai appris qu’il faisait partie de la même équipe de foot que Christian ! J’ai donc demandé à Christian de lui faire passer une lettre de ma part. Il n’a jamais répondu, tant pis.

Christian Petzold : (qui l’interrompt) En fait je ne lui ai jamais donné la lettre ! Je l’ai toujours en ma possession, je l’ai retrouvée chez moi par hasard il y a deux ans. Du coup je l’ai lue, et j’étais très gêné parce que j’ai réalisé que tu avais fait l’effort de l’écrire à la main ! Je n’ai jamais osé t’en parler…

Maren Ade : (rires) Quoi qu’il en soit, j’ai fait mon premier film à ma manière, un peu à la Dogme. Puis j’ai rencontré Ulrich et grâce à lui j’ai rattrapé tous les films que j’avais volontairement manqué pendant ce temps. Donc forcément, mon deuxième film a été beaucoup plus influencé par l’Ecole de Berlin.

Christian Petzold : Quand j’ai découvert The Forest for the Trees j’ai été stupéfait, j’ai vraiment adoré. De même quand j’ai découvert les films d’Ulrich, j’ai ressenti un sentiment de voisinage très fort.

Rajendra, quel est le point de vue sur ces films depuis l’étranger ? Vous avez présenté de nombreux films de l’Ecole de Berlin lors d’un cycle au Moma. Quels ont été les réactions du public américain face à ces films ?

Rajendra Roy : Ce qui est amusant, c’est qu’alors que certains réalisateurs allemands avaient du mal à admettre l’existence d’un mouvement cohérent, on commençait à voir des films provenant d’autres pays et déjà très influencés par l‘Ecole de Berlin. C’est bien la meilleure preuve que le mouvement existe ! Ce fut notamment le cas avec des films provenant d’Amérique du sud, mais on pourrait également faire un parallèle avec les films d’Apichatpong Weerasethakul par exemple.

Quels ont été les films préférés du public new yorkais ?

Rajendra Roy : Gold ! Nina Hoss était là, et il y a eu une standing ovation. L’équipe était presque sous le choc car c’était très diffèrent des réactions qu’ils avaient eu jusqu’ici, même à la Berlinale. Je crois que le public a été très sensible à cette variation sur un genre très américain.

A l’étranger, le film Contrôle d’identité de Christian Petzold est parfois considéré comme le film fondateur du mouvement. C’est un long métrage qui filme une famille de terroristes clandestins de manière presque fantomatique.

Christian Petzold : Mes deux modèles pour ce film étaient effectivement Nosferatu de Murnau et Rebecca de Hitchcock. Je me suis notamment inspiré de la technique d’Hitchcock qui consiste à ne jamais montrer Mrs Danvers en train de se déplacer. Dans mon film on a l’impression que la mère est toujours dans le dos de l’héroïne et cela rend quelque chose d’assez flippant. Nosferatu non plus, on ne le voit jamais se déplacer, on ne voit que son ombre.

La connaissance de l’histoire de cinéma est très importante dans l’Ecole de Berlin, il y a par exemple beaucoup de référence aux films de genre. Christian, vous faites des films ou il n’y a pas de frontières entre les genres…

Christian Petzold : Oui, mais je ne veux pas faire du cinéma théorique non plus. Par exemple, je n’aime pas parler trop longtemps de la psychologie des personnages avec mes acteurs. Pour moi les terroristes et les clandestins (les personnages filmés dans Contrôle d’identité) sont les nouveaux fantômes, car on ne les voit jamais en vrai, ils ne peuvent plus vivre et profiter de leur corps comme avant.

Benjamin, Maren, est-ce que vous vous retrouvez aussi dans le concept de fantôme ?

Benjamin Heisenberg : Je ne sais pas. Sleepers pourrait être vu comme ça, mais si le protagoniste perd effectivement son intégrité, c’est plutôt sur le terrain de la morale et de l’éducation.

Maren Ade : (Long silence)…Non. Ça ne m’inspire rien. Mais je n’ai pas un esprit analytique. Je ne pourrais jamais écrire une critique sur un film pour Revolver, je n’étais déjà pas faite pour les études ! A la fac je voyais beaucoup de films, mais apparemment je n’ai pas dû voir les bons. J’ai d’ailleurs demandé à Christian de me faire une liste de classiques à rattraper !

Les films de l’Ecole de Berlin ont souvent la réputation d’être lents, qu’est-ce que vous répondez lorsque vous entendez cela ?

Christian Petzold : Non, c’est une légende. Je ne trouve pas nos films lents. Même pas les miens ! Bon sauf peut-être quelques films qui veulent effectivement être lents, comme ceux d’Angela. Mais nos films travaillent plutôt sur un manque de repères. C’est une manière de suivre des personnages perdus.

Benjamin Heisenberg : Peu importe qu’ils soient lents ou rapides, il faut que les films soient intenses. Il faut que les personnages soient intenses. Nos films ne sont pas mieux ou moins biens, ils sont différents. Si l’on n’est pas habitué à des formes narratives différentes, si la musique nous manque, alors effectivement cela peut prendre du temps, mais un film n’est jamais ennuyeux en soi.

On retrouve pourtant de l’humour et de l’ironie dans plusieurs films de l’Ecole de Berlin, surtout dans Everyone Else. Maren, il parait que la période d’écriture a été très longue. Vous avez tourné en 2007 et le montage a été à nouveau très long…

Maren Ade : Oui, j’ai beaucoup répété avec les acteurs à Berlin. La précision vient aussi du montage, il aurait été impossible d’obtenir une scène avec autant de détails en ne conservant qu’une seule prise. En général je fais une vingtaine de prise par scène, et au montage je m’amuse bien. J’aime mélanger les prises. Faire un champ contrechamp sur un dialogue où un acteur est beaucoup plus intense que son interlocuteur, par exemple.

Christian Petzold : Les répétitions sont indispensables. Quand on filme avec plusieurs cameras, sous plusieurs angles, cela crée immédiatement une distance avec les personnages, il faut en jouer. Birgit Minichmayr était géniale dans ce film, elle réussissait à transmettre énormément rien que par son langage corporel.

Benjamin Heisenberg : Everyone Else m’a fait penser au Mépris de Godard.

Maren Ade : Il était sur la liste de Christian! J’ai aussi revu Scènes de la vie conjugale avec mes acteurs. Cela m’a beaucoup gênée parce que c’est là que j’ai réalisé que j’allais demander énormément de travail à mes acteurs !

Christian Petzold : Mais nous sommes allemands, nous nous sentons donc obligés de travailler (rires) !

Benjamin, vous vous essayez vous aussi aujourd’hui à la comédie avec Superegos, l’histoire d’un escroc qui rencontre un psy…

Benjamin Heisenberg : Oui c’est un film très léger. Le personnage du psy va tenter de guérir l’escroc qui souffre de tocs. C'est en réaction au fait que les comédies américaines reposent sur une simplification outrancière de la psychologie humaine. Mais les méthodes utilisées dans ce film sont risibles, je ne sais pas si j'accepterais de les suivre moi-même, mais certaines sont inspirées par des méthodes utilisées dans des écoles de théâtre allemandes, où les élèves doivent par exemple rester enroulés dans un tapis pendant deux heures !

Maren Ade : Mon prochain film est également une comédie, et il y aura également une relation particulièrement tordue (rires).

Et comme dans vos autres films, Benjamin, le personnage refuse de changer.

Benjamin Heisenberg : Ici, c’est surtout un principe de comédie, c'est drôle quand les choses échouent. Dans Le Braqueur c’était tragique mais le personnage changeait quand même un petit peu. Il continuait à voler mais au moins il trouvait l'amour.

Dans le catalogue du cycle présenté au Moma, Christoph Hochhäusler disait que l’Ecole de Berlin met ses personnages à la périphérie plutôt qu’au centre de ses films. Il dit également que c’est un cinéma d’observation plus que d’action. Etes-vous d’accord avec ces formulations ? Avez-vous vos propres définitions ?

Benjamin Heisenberg : C’est un cinéma qui recherche quelque chose. Tous les films ne sont pas forcément réalistes, certains sont même surréalistes, mais tous parlent en filigrane de notre pays. Nous avons connu notre pays en temps de paix, mais alourdi par une histoire trouble. L’Ecole de Berlin c’est une analyse de l’Allemagne. C’est d’ailleurs quelque chose de typiquement « Allemagne de l’Ouest » à mes yeux. C’est quelque chose qui échappe totalement à l’Allemagne de l’Est. Cela reste un point de vue très personnel, tout le monde n’est pas d’accord là-dessus.

Christian Petzold : Peu de musique. Et peu d’effets de montage, mais lorsque l’on utilise ces effets, on les utilise vraiment, pas gratuitement. Après la chute du mur de Berlin ? il s’est effectivement passé quelque chose. On a pris nos caméras et on a filmé ce que l’on voyait. C’est-à-dire des gens complètement secoués par la fin d’un système, la ruine d’un système politique. A ce moment-là je me suis mis a développer un intérêt pour les caméras de surveillance. Je dirais que le cinéma a besoin d’environ cinq ans pour vraiment retranscrire le présent. C’est plus lent mais c’est finalement beaucoup plus réaliste que n’importe quel reportage télé ou émission de radio. Je me fiche de l’histoire des techniques du cinéma : la 3D, les caméras… mais l’École de Berlin c’est une vraie histoire de l’Allemagne.

Propos recueillis le 10 février 2014

par Gregory Coutaut

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