Entretien avec Zhao Dayong
Avec son drame glaçant Shadow Days, le cinéaste Zhao Dayong se signale comme un des nouveaux noms à suivre du cinéma chinois contemporain. En suivant le parcours d'un homme engagé pour faire respecter rigoureusement la loi sur l’enfant unique, ce long métrage emprunte à différents genres et révèle un cinéaste qui n'a pas froid aux yeux. Rencontre.
Qu'est-ce qui vous a donné envie de raconter l'histoire de Shadow Days?
L'idée du film m'est venue il y a quelques années, alors que je réalisais un documentaire intitulé Ghost Town, dans un village isolé similaire à celui de Shadow Days. Dans ce village, la plupart des bâtiments ont été construits pendant la révolution culturelle, mais ce n'était pas les seuls vestiges du passé. Dans la mentalité des habitants, on retrouvait beaucoup de reliques idéologiques. C'est de là qu'est venue cette idée de village fantôme.
Ce terme de fantôme peut-il également s'appliquer à la morale des personnages ou des situations décrites dans Shadow Days, où l'on cherche tellement à appliquer la tradition qu'on en devient inhumain?
Oui, mais cela ne s'applique pas uniquement à ce qui se passe dans ce village, c'est un terme qui s'applique à la Chine entière. Ce poids du passé et ses répercutions morales, c'est comme une ombre qui plane sur nous, aujourd'hui encore.
C'est cela, l'ombre dont parle le titre du film?
Exactement. En Chine et en occident, nous avons des valeurs différentes et certaines valeurs collectives, mais ce qui nous réunit le plus, c'est l'influence de notre passé, l'influence d'une culture qui appartient au passé.
Certaines scènes de Shadow Days peuvent paraître déroutantes aux yeux occidentaux, comme celles où le maire du village prie sans distinction les dieux, les ancêtres, les fantômes et même Mao. Que signifie cet amalgame de différents rituels?
Je pense effectivement que ces scènes ne surprennent pas le public chinois, qui est habitué à ce genre de choses. En Chine nous avons beaucoup de rituels et de superstitions, mais ces croyances traduisent rarement une vraie foi. Ces croyances ne sont que des réflexes vides de sens, dans le sens où on fait appel à tel dieu quand on en a besoin mais on l'oublie aussitôt après. Ce ne sont que des traditions complètement idiotes.
Il y a d'ailleurs dans certaines scènes de surprenantes piques d'humour absurde. Comment avez-vous envisagé ces brèves variations de registre?
J'y tenais, parce que j'estime qu'il y a quelque chose de profondément ridicule dans certaines de ces situations. Dans les régions les plus isolées de la Chine, de nombreuses personnes croient encore en Mao et le vénèrent comme un dieu. Personnellement, je trouve ça tout à fait drôle et absurde.
Comment vous est venue l'idée de la séquence d'ouverture, où la voiture des protagonistes est suivie en plongée depuis la montagne, ce qui lance immédiatement la piste d'une menace venue d'on ne sait où?
Je voulais que les spectateurs soient d'emblée plongés dans l’atmosphère du film, et dans la situation oppressante des personnages. Je voulais qu'on comprenne tout de suite qu'on était très loin de la civilisation contemporaine, qu'on ait l'impression d'entrer dans un monde différent. Mais, plus concrètement, c'est surtout la disposition géographique du village et des montagnes environnantes qui a imposé un certain découpage.
Tout en restant réaliste, Shadow Days semble parfois emprunter aux codes du film d'horreur. Pourtant vous dites que ce qui arrive aux personnages du film est en-deçà de l'horreur de la réalité, c'est bien cela?
Ce que je montre dans le film est effectivement beaucoup moins cruel que ce qui se passe actuellement en Chine. Souvent les femmes sont kidnappées, retenues de force, on leur arrache leur enfant et on le jette dans les toilettes sous leurs yeux. Dans mon film, le docteur qui a pratiqué l'avortement offre à une jeune femme deux boites de médicament, c'est un bienfait qui n'arrive jamais dans la vraie vie! Dans ce sens, je n'ai pas le sentiment d'avoir fait un film radical, ou même d'avoir un point de vue radical: en réalité, c'est pire.
Quelles questions vous êtes vous posées en terme de représentation de la violence? Comment avez-vous trié ce que vous désiriez montrer ou au contraire cacher?
A titre personnel, c'est à dire en tant que Chinois, je peux témoigner de la réalité de ces avortements forcés, et de leur violence. Mais en tant que réalisateur, je ne peux pas me résoudre à recréer cette violence. C'est quelque chose qui m'est impossible.
Quels choix esthétiques avez-vous faits pour traduire cette histoire en images?
J'ai travaillé sur Shadow Days de la même manière que sur mes films précédents: je ne prévois jamais en avance l'aspect esthétique de l'ensemble ou la composition des plans. C'est le choix du lieu de tournage qui a présidé à toute la dimension esthétique du film. C'est une région tellement belle que ça ne peut donner que de belles images! Mais en général j'essaie d'éviter ce qui est beau. J'ai peur des images trop belles qui s'imposent et prennent toute la place. Je filme presque toujours en caméra à l'épaule, et la plupart du temps en plan large, car c'est à mes yeux la meilleure traduction d'un regard objectif. C'est pour moi le meilleur moyen de donner le sentiment de réel, et je veux que les spectateurs sortent du film et ayant le sentiment d'avoir vu la réalité. Je veux qu'ils en sortent sans espoir, car c'est un film très pessimiste.
Entre le moment où le film a été fait et sa sortie en France, la loi chinoise sur l'enfant unique a justement été modifiée. Cela vous rend-il optimiste?
Ce qui me rend optimiste c'est que j'ai le sentiment que sur ce point, nous allons dans la bonne direction. Le nombre d'avortements obligatoires va réduire et c'est évidemment une bonne chose. Seul un type de politique déshumanisée peut engendrer des lois comme celle de l'enfant unique. Or c'est toujours bien que le pouvoir s'humanise un peu en retour. Par contre je ne suis pas persuadé que passer d'un seul enfant à deux maximum soit la meilleure solution. Le droit d'enfanter est un droit humain qui ne devrait en aucun cas être géré par les pouvoirs publics. Donc non, je ne suis pas sûr d'être devenu beaucoup plus optimiste (rires)!
Shadow Days a-t-il été vu en Chine? Comment le public chinois réagit-il face à un tel film sur ce sujet délicat?
Il y a eu quelques projections ponctuelles. D'après les retours que j'ai pu avoir, les spectateurs chinois sont souvent très surpris d'apprendre que de telles pratiques ont encore lieu dans leur propre pays. Le film a été qualifié de très provocant, pourtant ce genre de situation n'est un secret pour personne. Le problème c'est que les Chinois sont très indifférents, moi le premier. Je voulais que ce film soit comme un couteau planté dans le cœur des spectateurs, pour les rappeler à la réalité.
Ce couteau planté dans le cœur, c'est une expression qui peut s'appliquer à votre manière d'envisager le cinéma en général?
On peut dire ça!
En tant que cinéaste, faites-vous une distinction entre réaliser une fiction ou un documentaire?
Pour moi c'est la même chose. Ma façon de filmer reste la même, il n'y a que quelques points techniques qui demandent que je m'adapte.
Avez-vous de nouveaux projets?
Je viens de finir la post-production d'un film sur les évictions immobilières. Ce ne sera pas très optimiste, comme la plupart de mes films...
Entretien réalisé le 22 mars 2016. Un grand merci à Bich-Quân Tran et Li Yuwen.