Entretien avec Yorgos Lanthimos

Entretien avec Yorgos Lanthimos

Révélé par Canine, Yorgos Lanthimos, invité d'honneur du Festival de Bordeaux, est revenu avec un nouvel ovni primé à la Mostra de Venise. Alps raconte l'histoire glaçante et farfelue d'une improbable société secrète où les vivants prennent la place des morts. Rencontre avec le chef de file de la nouvelle vague surréaliste grecque !

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FilmDeCulte : Bunuel, cinéaste auquel il est arrivé qu’on vous compare, disait que révéler un mystère c’était comme violer un enfant. C’est une conception du cinéma dans laquelle vous vous retrouvez ?

Yorgos Lanthimos : (Rires) Euh oui ! Je crois que je vois ce qu’il veut dire, même si en ce qui le concerne, on n’est jamais sûr. J’essaie toujours de faire les films que j’aimerais voir en tant que spectateur, j’essaie de traiter les spectateurs de la manière dont j’aimerais être traité. Cela guide chacun de mes choix, aussi bien dans la structure, dans la narration ou dans le scénario. Je trouve toujours ça beaucoup plus intéressant de faire confiance au spectateur et de le laisser faire une partie du travail. Qu’il regarde le film et qu’il le laisse mûrir dans son esprit pour éventuellement y trouver de nouveaux éléments. Je préfère les films mystérieux, qui ne donnent pas trop de détails ou d’informations sur l’histoire ou les personnages. Comme dans la vraie vie : on voit de choses incroyables et pourtant on ne connait ou comprend presque rien de ce que à quoi l’on peut assister. Je trouve ça beaucoup plus intéressant qu’une fiche de lecture explicative. En tant que spectateur je veux être actif, c’est donc comme ça que j’appréhende mes propres films.

FDC : Précisément grâce à ce sens du mystère, vos films se situe sur une frontière assez rare entre comédie et angoisse…

YL : Oui. C’est le ton que j’essaie de maintenir dans mon film. On part d’un point de départ très sérieux et on le pousse jusqu’à des extrémités, jusqu’à ce qu’il devienne absurde et drôle. Là encore, comme dans la vraie vie. On essaie de combiner ces deux dimensions, parfois en décalé et parfois à l’intérieur de la même scène. J’aime les contradictions de manière générale : mélanger l’humour et la violence, le drame et le ridicule, filmer des décors hideux de manière très léchée ou l’inverse. En architecture aussi j’aime les juxtapositions audacieuses : voir un bâtiment ancien à côté d’un bâtiment contemporain minimaliste.

FDC : D’ailleurs qu’est-ce qui vous fait rire, dans la vie ou au cinéma ?

YL : Je ne sais pas. Parfois des choses horribles, des trucs hyper tristes. Mais parfois je ris à des choses qui sont drôles ! C’est imprévisible.

FDC : Imprévisible comme les réactions du public face à vos films…

YL : C’est fascinant de voir que certains spectateurs réagissent de manière complètement opposées aux mêmes scènes. Certains rient pendant que d’autres se sentent mal à l’aise. L’ambiance dans la salle est d’ailleurs très différente selon les projections : parfois tout le monde est particulièrement concentré et personne ne dit un mot, à d’autres séances le public se marre du début à la fin.

FDC : Vous disiez dans une interview que la violence que vous montrez dans vos films, et qui prend souvent la forme d’une sorte de chantage émotionnel, était quelque chose auxquels les Grecs pouvaient peut-être plus s’identifier que les autres. Pourquoi ?

YL : Je faisais référence à une figure récurrente des vieux films grecs : celle de la mère qui menace de s’évanouir à chaque fois que son fils ne fait pas ce qu’elle lui demande. C’est un cliché sur les familles grecques très traditionnelles. Parfois, même les gens qui sont censés vous aimer sans condition en sont réduits à vous faire du chantage pour vous forcer à faire quelque chose. C’est bien sûr une forme de violence qui existe partout, mais elle est particulièrement familière pour les Grecs, ça fait partie de notre mentalité. Alps parle d’un groupe de gens qui se comportent comme s’ils formaient une famille, donc les dynamiques sont les mêmes.

FDC : Dans Canine et encore plus dans Alps, les personnages ne se sentent vraiment exister que lorsqu’ils jouent un rôle, et chacun est requis de croire à ces performances, comme si tout le monde avait besoin d’une part de fiction ou d’illusion pour que leur univers tourne rond...

YL : Oui. Mais je ne sais pas si je parlerais d’illusion. Ce qui m’intéresse, c’est justement le fait d’ignorer ce qu’est notre propre vraie nature, et les moyens possibles dont on dispose pour y accéder. Nous ne sommes que des sommes d’influences : on subit l’influence des autres mais aussi celle de nos gènes, de notre ADN. C’est difficile de savoir qu’est ce qui vient vraiment de nous, ce que l’on crée. Les personnages de mes films doivent faire semblant ou se plier à certains rituels. Au début tout sonne faux mais cela devient progressivement réel, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus distinguer le vrai du faux. Je ne cherche pas à dire que l’illusion peut libérer les gens, c’est plutôt cette zone de flou qui m’intéresse. Et je n’ai pas de réponses.

FDC : Mais à chaque fois que vos personnages tentent de se plier aux règles du monde ou d’en inventer d’autres, ils rencontrent la violence. C’est une étape nécessaire pour qu’ils parviennent à se connaître eux-mêmes ?

YL : La violence est inévitable, elle est partout dans la nature et fait partie de notre nature animale. Les personnages de mes films se retrouvent dans des situations très conflictuelles, ils ne peuvent pas ignorer la violence.

FDC : Vous parlez de nature animale, est-ce pour cela que vous dirigez vos acteurs de manière très physique ?

YL : C’est cela. Mais c’est la seule manière dont je puisse diriger des acteurs. Je n’aime pas analyser les choses, utiliser trop de mots. Pour moi tout commence avec les corps : faire du cinéma c’est d’abord filmer un corps et une action. Je préfère qu’on agisse plutôt qu’on réfléchisse !

FDC : Votre prochain projet, Lobster, possède un pitch encore plus surréaliste (dans un futur proche, les personnes célibataires sont forcées à se réincarner en l’animal de leur choix). Considérez-vous qu’il y a une part de fantastique dans votre cinéma ? Cela vous convient-il si on les voit sous cet angle ?

YL : Je ne sais pas. Je n’aime pas étiqueter mes films. Si les gens y voient un élément fantastique, ça me va, mais je ne vais pousser personne dans cette direction ou une autre. Je voudrais laisser la place dans mes films pour l’esprit des gens. Lobster n’est pas clairement un film fantastique. On y a inventé encore plus de choses que dans mes films précédents, et il y a clairement des éléments surnaturels encore plus assumés, après tout c’est l’histoire de personnes qui se transforment en animaux.

FDC : Concernant Canine, quel effet cela vous a-t-il fait d’amener un film aussi particulier jusqu’aux Oscars, où il était nommé dans une catégorie a priori plutôt conservatrice.

YL : C’était surréaliste. A commencer par Cannes, où l’on n’avait aucune idée qu’on allait être sélectionné. Y gagner un prix était déjà un surprise, la vingtaine d’autres prix qui a suivi était aussi une surprise, et les Oscars encore plus ! Mais plus je m’immerge dans le milieu du cinéma, moins je comprends ce qui fait un bon film. Je ne comprends plus ce qui fait un chef d’œuvre, pourquoi certains spectateurs adorent tel film, pourquoi tel autre accumule des dizaines de prix par an. Je ne sais pas comment ça marche. Mais personne ne le sait, si on le savait on suivrait tous la recette et on ferait tous le même film. La chance que j’ai eue, c’était surréaliste.

FDC : Aussi surréaliste que le film lui-même, finalement.

YL : Oui. Je ne saurais pas l’expliquer. J’ai fait les choix qui me semblaient bons. Le public l’a reçu comme il le souhaitait, et à partir de là je n’étais plus responsable.

FDC : Cela vous a-t-il permis de réaliser Alps plus facilement ?

YL : Bizarrement, pas du tout. On a tourné Alps avec moins de moyens que Canine, alors qu’on n’en avait déjà presque pas à la base. A l’époque, il y avait déjà la crise financière en Grèce, ce qui explique que personne ne voulait donner de l’argent pour faire des films. Mais c’était déjà le cas avant, il a toujours été difficile de financer des films en Grèce. On a dû faire beaucoup de compromis : on a dû tourner en décors naturels, on n’avait pas de lumière, on n’avait pas d’accessoires. On n’a même pas pu payer tout le monde sur le moment. Heureusement, Alps a voyagé, il était à Venise, il a gagné un prix, il a été distribué un peu partout, l’argent engrangé nous a permis de payer tout le monde. C’est pour cela que je vis désormais au Royaume-Uni, et que je cherche à faire des films en anglais : je cherche à trouver de nouvelles manières de réaliser un film, de nouvelles structures. Au lieu de simplement travailler en demandant l’aide de ses amis, sans être payé. Mais chaque structure a ses propres inconvénients, et cela va sans doute me demander plus de temps.

FDC : Quels sont vos rapports avec les autres cinéastes grecs ayant émergé ces dernières années ? Vous fréquentez-vous les uns les autres ? Travaillez-vous ensemble ?

YL : On se connait mais on ne travaille pas ensemble. Nous ne formons pas un groupe uni, même si je comprends que ce soit l’impression que l’on donne vu de l’extérieur. Ce qui se passe souvent, c’est qu’on s’aide d’un tournage à l’autre. On est bien obligé, avec le peu d’argent qu’on a ! Faire des films en Grèce ne rapporte pas d’argent, on est presque tous obligé d’avoir un vrai travail à coté, et on fait des films pour s’amuser. Parfois on reçoit des subventions d’un mécène, ou du Greek Film Center, mais ils nous envoient souvent l’argent très en retard. On n'a toujours pas reçu leur subvention pour Alps d’ailleurs (rires) !

Entretien réalisé le 26 mars 2013. Merci à Anaïs Monnet et Aurélie Dard.

par Gregory Coutaut

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Alps, critique du film

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