Entretien avec Wang Bing
Wang Bing s'est révélé grâce au monumental A l'ouest des rails. Le cinéaste chinois est doublement à l'actualité avec le documentaire Fengming, chronique d'une femme chinoise (en salles le 7 mars) et sa première fiction, Le Fossé (en salles le 14 mars). Nous l'avons rencontré.
FilmdeCulte: Dans Fengming, il y a un moment où votre interlocutrice indique qu’elle a voulu retourner là où son mari a été envoyé, pour se souvenir et « fixer les détails ». Est-ce que vous diriez que votre démarche en faisant un film comme Le Fossé rejoint celle de Fengming ?
Wang Bing: A vrai dire, le lien entre Fengming et Le Fossé n’est pas parti de cette volonté seule, mais plutôt de nombreuses interviews que j’ai faites auprès de survivants des camps, et d’une volonté, à travers un film, de dire un maximum de choses sur la situation dans ces camps et sur ce contexte historique. Il y avait aussi, à la base, un roman qui existait, et d’autres éléments extérieurs à ce roman.
FdC: Le Fossé décrit des personnages privés de dignité, devenus des animaux qui rampent dans des trous. Quelle limite vous-êtes vous fixée pour ne pas tomber dans la complaisance ?
WB: En fin de compte ce qu’on voit dans Le Fossé, ça n’est qu’une toute petite partie de tout ce qui s’est passé dans ces camps et de tout ce qu’on aurait pu raconter dans un film. On exprime les choses de façon très parcellaire. La raison principale c’est le peu de liberté que nous disposons pour traiter de ces sujets à l’heure actuelle. Ça implique des limites très importantes. Comme vous l’avez mentionné tout à l’heure, on s’est retrouvé dans la situation de Fengming quand elle a décidé en 1990 de retourner dans le camp où son mari a été fait prisonnier. Ce qu’on a décidé sur Le Fossé, c’était de raconter les trois derniers mois de la vie de ce camp en s’attardant sur les détails du quotidien. Et c’est à la fois les limites sur le plan technique et nos limites de moyens qui ont servi de rempart à une éventuelle complaisance ou un regard voyeuriste sur la situation de ces êtres humains. Mais par rapport à la réalité de la cruauté du camp, ce qu’on montre est beaucoup plus retenu.
FdC: Le Fossé a été tourné dans l’illégalité. Est-ce que cette contrainte a, selon vous, pu servir le film, et si oui comment ?
WB: Ça n’a apporté que des pressions en tout genre, des difficultés, des problèmes à résoudre.
FdC: Vous avez une façon saisissante d’utiliser la lumière dans vos films, et notamment dans Le Fossé. Est-ce que vous pouvez nous parler de votre travail avec votre chef opérateur ?
WB: Il se trouve que le jour on utilisait la lumière naturelle du soleil. Le soir on avait un groupe électrogène et on n’avait comme équipement que des ampoules d’intérieur, même pas de matériel professionnel de cinéma.
FdC: Il y a une scène extraordinaire dans Le Fossé où une jeune veuve déambule dans le désert parmi des centaines de tombes. Pouvez-vous nous parler de la réalisation de cette scène en particulier ?
WB: Cette femme qui vient de si loin pour essayer de sauver son mari, rien que ça c’est un élément très émouvant. A l’époque il y avait énormément de femmes dans sa situation à elle, qui essayaient de sauver leur mari. Parfois elles parvenaient à les aider et parfois ils étaient déjà morts. Disons qu’elle est très représentative pour moi. Quand on la voit arriver dans le film, elle est déjà venue plusieurs fois. A chaque fois ça représente un trajet très long puisqu’entre le camp et Shanghai il y a 3000 kilomètres. A l’époque, vu la lenteur des trains, c’était au moins 5 ou 6 jours de voyage. C’était une entreprise importante. Le fait qu’une femme comme elle n’ait pas abandonné, n’ait pas décidé de rompre tout lien avec son époux, il y a quelque chose de très touchant. C’est une grande dame. On comprend, quand elle arrive au camp, toute sa souffrance, l’état catastrophique physique des autres, et elle est là, obstinée, à enquiquiner les prisonniers pour retrouver son mari. Ce qui prime pour moi, c’est qu’elle me permet de faire un effort de mémoire sur toute cette période de l’histoire. Elle est très représentative.
FdC: Il y a très peu de montage dans Fengming, de longues séquences, comme si l’on conversait en temps réel avec cette femme. Pourquoi un tel minimalisme ?
WB: Au départ, la raison de l’entretien de Fengming, c’était pour collecter un maximum d’infos de survivants des camps, et elle en particulier apportait son lot d’informations. Il se trouve que le festival de Bruxelles m’avait proposé de faire quelque chose, et je disposais de peu de temps. Je leur ai donc proposé le portrait de cette femme avec qui j’avais travaillé, ça les a intéressés. Le problème c’est que comme on disposait de peu de temps, ce qui m’a semblé le plus simple et intéressant dans ce processus, c'était cette rencontre, ce dialogue avec elle. Je suis resté chez elle 7 jours, pour 3 jours de travail à proprement parler.
FdC: A t-elle vu Le Fossé ?
WB: Oui. Elle l’a vu grâce à un dvd pirate en Chine. Comme j’ai été malade pendant un an, je n’ai pas pu avoir de suivi avec les gens qui ont pu voir le film. On s’est parlé au téléphone, elle m’a fait part de sa grande joie qu’un tel film existe, elle m’a écrit des lettres également. Le plus important c’était qu’un film puisse être réalisé sur le sujet alors que c’était encore impensable jusqu’à maintenant.
FdC: Vous avez récemment déclaré que dans le cinéma contemporain, la frontière entre documentaire et fiction devenait de plus en plus floue. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
WB: Je pense qu’autrefois, pour différentes raisons, il y avait une scission énorme entre documentaire et fiction. Actuellement on assiste à un rapprochement des deux formes. La fiction emprunte au doc et vice versa. Notamment dans le rapport aux personnages et au récit. Comme si, aujourd'hui, l’importance du récit et des personnages s'était affirmé dans le documentaire, et à l’inverse, l'aspect documentaire influence plus volontiers la fiction. En ce qui concerne le documentaire, on a maintenant l’avantage, grâce à différents moyens techniques, de recueillir un matériau très important. La question qui se pose ensuite, c’est comment construire les choses à partir d’un matériau aussi vaste. Encore une fois, c’est le personnage, le récit, la trame narrative, qui s'affirment dans le documentaire. Le doc et la fiction peuvent prendre le même chemin. Mais paradoxalement, dans certains cas, c’est comme s’ils étaient de plus en plus différents ! Ce qui est certain c’est que le documentaire apporte énormément à la fiction en terme d’enrichissement, de véracité.
FdC: Quels sont les cinéastes chinois contemporains qui vous intéressent ?
WB: Il se trouve que j’ai passé très peu de temps à Pékin, j'étais plutôt chez moi, loin de tout milieu créatif, cinématographique. Je suis très occupé sur mes propres films. Comme j’ai été malade de très longs mois, j’avoue avoir un peu décroché.
FdC: Parmi les réalisateurs que vous admirez, vous avez cité Tarkovski, Bresson, Pasolini et Fassbinder. En quoi ces cinéastes ont-ils pu vous influencer vos films ou votre façon de voir le cinéma ?
WB: Je crois que je ne suis pas un cas à part: quand on décide de se lancer dans un mode d’expression artistique, on commence par apprendre, notamment avec ce qui a été fait par les autres. Tarkovski, je considère que c’est un réalisateur d’excellence, qui a changé le cinéma russe, qui a créé un nouveau style dans le cinéma. Même chose pour Pasolini qui a apporté une pierre nouvelle dans l’histoire du cinéma. C’est vrai que Tarkovski, quand j’étais étudiant, j’ai tout de suite été très touché, très ému par ses films, je me suis dit «ça peut être ça, faire du cinéma». Au début des années 90, on avait peu d’accès aux productions mondiales, c’est au fur et à mesure qu'on a pu voir des films de genres différents. C’était en tout cas une grande émotion quand je l’ai découvert.
FdC: Vous disiez tout à l'heure que Fengming avait découvert Le Fossé par un dvd pirate. Avez-vous une idée de la façon dont vos films sont vus en Chine ? Est-ce que ça reste totalement abstrait, et est-ce que c'est au contraire quelque chose qui vous soucie ?
WB: A l’ouest des rails a pu être vu par un public chinois via dvd pirates, d’autres de mes productions parce qu'elles ont été mises sur le web. Le Fossé a d'abord été visible sur internet puis par dvd pirates. C’est globalement, en Chine, les deux moyens d’accès à mes films. Je n’ai pas d’autre moyen d’influence sur la diffusion de mes films... c’est sûr qu’ils ne peuvent pas être diffusés autrement. Disons que les choses sont ainsi. C’est vrai que dans ce cas précis, les dvd pirates ont leur avantage. Malgré tout, très peu de gens voient mes films en Chine, c’est un public qui a déjà un intérêt pour ce type de cinéma. C’est très limité.
Entretien réalisé le 28 février. Un grand merci à Julien Rejl, Isabelle Nobile et Elise Vaugeois