Entretien avec Urszula Antoniak
Au milieu de la débandade de la Quinzaine des réalisateurs 2011, il y avait malgré tout quelques très bons films à sauver. Parmi ceux-ci, Code Blue, l'un des longs métrages les plus forts présentés à Cannes cette année. Nous avons rencontré sa réalisatrice, Urszula Antoniak.
FilmDeCulte : Quel a été le point de départ de Code Blue ? Qu’est ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier ?
Urszula Antoniak: Le point de départ de Code Blue fut la mort de mon mari. Je l’aimais éperdument, il était comme un dieu pour moi. La maladie est entrée dans nos vies avec son lot de douleur et d’humiliation. Son corps s’est détérioré d’une façon difficile à imaginer. Ce que ça m’a permis de découvrir, c’est la forme d’intimité la plus profonde que j’ai pu avoir avec lui. Je suis tombée amoureuse de lui une deuxième fois. Puis il est mort. La sensation de perte était presque physique, et en même temps je me sentais plus vivante que jamais, comme un animal. Tout ceci m’a profondément affectée, et m’a amenée à me poser beaucoup de questions existentielles. Cela a fait de moi une nouvelle personne, j’ai réalisé que la mort faisait partie de la vie. Dit comme ça, on dirait de la psychologie de comptoir, mais quand on vit ce genre de situation, on ne voit plus du tout la vie humaine de la même manière. Par exemple, mon regard sur les personnes âgées a entièrement changé. Ce mélange de viscéral et de spirituel se retrouve dans Code Blue. Peu de films traitent de la mort de cette manière-là. Le grand public préfère voir leur angoisse face à la mort exorcisée sous la forme d’émotions qu’ils peuvent maitriser.
FdC : Comment s’est opéré le casting ? La performance de Bien De Moor est vraiment exceptionnelle, et rappelle parfois Isabelle Huppert, l’aviez-vous en tête dès le début du projet ?
UA: Bien est l’une des meilleures actrices au monde, tout à fait comparable à “La” Huppert pour son charisme, sa présence à l’écran et son courage. Je l’avais remarquée dans un court-métrage où elle ne disait pas un mot et pourtant elle y était fascinante. Dès que je l’ai rencontrée j’ai su que c’était elle. Je n’ai pas seulement vu qu’elle allait être capable de jouer le rôle, mais j’ai compris qu’elle était réellement Marian. D’une certaine manière, faire un casting c’est comme tomber amoureux. On ne cherche pas le meilleur acteur pour un rôle mais bel et bien le personnage qui se matérialise devant vos yeux.
FdC : Les personnages de Code Blue semblent parfois être des symboles autant que de vrais êtres humains (des symboles de la mort, des anges…), ce qui peut éventuellement rendre l’approche difficile pour les acteurs. Comment les avez-vous dirigés?
UA: Dans les films, les personnages sont toujours bigger than life. Or, il faut croire en eux, et non pas forcément les comprendre. Ce qu’on appelle généralement la “psychologie du personnage” pour moi c’est du vent, aussi bien au cinéma que dans la vie. Comprendre les actes d’un personnage c’est un acte moral, et je ne demande ni aux acteurs ni au public de porter un jugement. Il est beaucoup plus facile de diriger un acteur en discutant avec lui des thèmes du film, des émotions contenues dans chaque scène, des sentiments que cela doit faire naitre chez le spectateur, plutôt qu’en lui demandant juste de faire semblant d’être quelqu’un d’autre. Il est plus facile de dire à une actrice “tu es l’allégorie de la mort” plutôt que “tu es une infirmière entre deux âges, tu vis seule, tu as eu une mère étouffante, etc”. Les acteurs sont des artistes, il faut provoquer leur imagination.
FdC : La rareté des dialogues va de pair avec l’absence d’explications sur les vies des personnages. D’après vous, en général, qu’est ce que l’économie d’information peut apporter à un film, en terme de mystère ?
UA: Ce n’est pas spécialement le mystère qui m’intéresse, c’est surtout de maintenir la vigilance du spectateur. En laissant de côté la psychologie du personnage, je veux inviter le spectateur à percevoir le personnage et le film d’une autre manière, de façon métaphorique. Pour cela, il faut avant tout un acteur charismatique qui captive le public. Dans Code Blue, Marian est à la fois dérangeante et émouvante. On ne sait pas grand-chose de ses « motivations », mais on ressent sa solitude, son besoin extrême d’intimité, sa frustration sexuelle, sa fragilité en tant qu’être humain, qui contraste avec sa capacité presque divine de donner la mort.
FdC : Le film semble souvent refléter la confusion intérieure de Marian, dans le sens où il mélange des éléments de sa vie quotidienne et une atmosphère fantastique d’inquiétante étrangeté qui prend de plus en plus d’importance. Comment avez-vous cherché à traduire à l’écran cet éloignement progressif de la réalité ?
UA: Au lieu de suivre la vie quotidienne du personnage principal, Code Blue colle à son état d’esprit. Tout ce qu’on voit dans le film, c’est soit ce que Marian voit, soit ce qu’elle veut voir. Lorsque Marian croise sa vieille voisine, et que leur rencontre se passe de manière un peu hasardeuse, comme toute relation humaine, elle s’imagine par la suite une nouvelle rencontre entre elles, beaucoup plus conventionnelle, où tout se déroule selon un certain rituel, par ailleurs très hollandais. La déconnexion progressive de Marian avec la réalité, le contrôle qu’elle perd peu à peu sur sa vie, montre qu’elle devient simplement humaine, qu’elle prend part à la Vie. Dans la toute dernière scène, c’est la « vraie Vie » qui entre dans son existence..
FdC : Comment avez-vous trouvé les décors pour le film, notamment ce gigantesque immeuble, où Marian a presque l’air de vivre dans les nuages ?
UA: Il s’agit du Metropolis, un célèbre building de Copenhague. Son profil exceptionnel permet aux habitants de pouvoir voir chez leurs voisins depuis la fenêtre de leur chambre. Cela m’a inévitablement fait penser au concept de prisons panoptiques de Jeremy Bentham. L’appartement de Marian est très danois, c'est-à-dire qu’il est sobre et fonctionnel. Elle vient d’y emménager, et comme elle a peu de centres d’intérêt dans sa vie hormis son travail, elle n’a même pas pris la peine de défaire ses cartons. Cet espace prêt à être habité possède également une très grande vitre donnant sur le ciel. On dirait presque un appartement situé au paradis, jusqu’à ce qu’elle croise le regard d’un inconnu (son voisin), qui envahit son espace et la pousse à cacher ses fenêtres. Elle devient dès lors une prisonnière dans son propre appartement.
FdC : Pouvez-vous également nous parler de votre travail sur la lumière, ou plutôt sur les ombres. Comment avez-vous travaillé avec votre chef opérateur ?
UA: Ce mélange très symbolique d’ombres et de lumière traduit évidemment l’état du personnage principal. Marian travaille la nuit et dort le jour. Elle est liée aux ténèbres et à la Mort, un monde fait de silence, de spiritualité et d’intimité. La vie et la lumière sont au contraire liées au bruit, au chaos et à la sexualité. Une fois que la sexualité envahit la vie ascétique de Marian (la Mort), on voit bien que ça l’attire. Cela commence par une scène de violence sexuelle dont elle est témoin une nuit, et prend fin avec cette horrible relation sexuelle qui a lieu un matin dans son propre appartement.
FdC : Êtes-vous d’accord avec l’interprétation religieuse qui a été faite de votre film ? Trouvez-vous cela adéquat de voir Code Blue comme une métaphore religieuse ?
UA: Je dirais plus spirituelle que religieuse. Parfois je me dis que dans notre Occident consumériste et athée, la mort est l’unique porte vers la spiritualité. C’est uniquement lorsque qu’il se rend compte que sa vie prend fin que l’Homme se retrouve face des dilemmes spirituels fondamentaux. Marian, qui représente une Mort douce et tendre, est un peu la figure inversée du Christ. Il donnait la vie, mais elle transmet la grâce en donnant la mort.
FdC : Le dénouement est très ambigu. Le considérez-vous personnellement comme un happy ending ou l’inverse ?
UA: La toute première phrase que j’ai écrite quand j’ai commencé à m’atteler au film, c’était : “C’est une histoire sur la vie et la mort, et sur un endroit entre les deux nommé Planet Hospital. Dans Code Blue la vie vainc la mort parce qu’elle est plus cruelle que cette dernière.” C’est justement cela qu’on voit dans la dernière scène : la Mort devient humaine et ressent toute la cruauté de la vie. L’homme que Marian ramène chez elle pourrait aussi bien lui donner un orgasme (la petite mort) que lui donner la mort. Mais il ne fait pas preuve de beaucoup de compassion. La fin de Marian est tragique, mais elle est s’est rachetée. Pour moi, les happy endings ça n’existe pas, il n’y a que des dénouements satisfaisants ou pas.
FdC : La scène d’ouverture de Code Blue est très impressionnante. Que signifie cette image d’un visage distordu ? Et que signifient ces images de douches dans le noir, qui reviennent également à la fin ?
UA: Cette première scène représente le processus de mort filmé à 1000 images par seconde puis passé à l’envers. Ce qu’on voit c’est en fait quelqu’un qui est ramené à la vie. Cette image représente le monde tel qu’il existe dans Code Blue : la Mort est belle et silencieuse alors que la Vie n’est qu’un cri de terreur. Cela s’applique complètement au personnage principal. Quand à l’eau qui tombe, une image également ralentie à l’extrême, c’est pour moi une métaphore de la grâce : permanente, qui vient d’en haut et qui nous lave de nos souffrances.
FdC : Votre précédent film, Nothing Personal, avait été sélectionné dans de très nombreux festivals. Comment avez-vous réagi à l’annonce de votre sélection à la Quinzaine des Réalisateurs cette année ?
UA: J’étais très fière que Frédéric Boyer m’appelle personnellement, directement après avoir vu Code Blue, pour partager avec moi son enthousiasme et celui de son équipe. Depuis ses débuts, la Quinzaine des Réalisateurs a toujours été un endroit branché, où sont présentés des films sans compromis. Code Blue fait partie de ce type de films, à la fois de par son sujet de et sa forme. Malheureusement le staff de la Quinzaine a décidé, sans me demander mon avis au préalable, d’afficher à l’entrée de la salle un panneau assez bizarre lors de la première projection de presse. Cela disait “Ce film est susceptible de heurter vos sentiments”. Ils m’ont expliqué par la suite que c’était pour prévenir les spectateurs. C’est dommage qu’ils n’aient pas plutôt écrit “Ce film comporte des scènes susceptibles de déranger certains spectateurs”, ce qui, pour le coup, aurait été un avertissement. Le mot qu’ils ont placardé tenait plus de l’opinion, et cela a crée une atmosphère de controverse et de scandale. Les gens qui ont couru vers la sortie pendant la toute dernière scène essayaient peut-être tout aussi bien de se prouver qu’ils avaient des sentiments. D’autres ont été déçus que leurs sentiments ne soient pas “heurtés”. Si Code Blue était une œuvre d’art exposée dans un musée, un tel panneau ferait partie intégrante de l’œuvre, dans le sens où elle inciterait le public à analyser leurs sentiments. Placer ce panneau dans un cinéma influence les spectateurs et finit par nuire au film. Le parfum de scandale et de controverse le poursuit partout. Certains pensent qu’il n’y a pas meilleure publicité qu’un scandale, mais je ne suis pas d’accord.
FdC : Comment Code Blue y a-t-il été reçu ? A quels types de réactions avez-vous dû faire face?
UA: Grâce à (ou à cause de) l’atmosphère de controverse due au panneau plus qu’au film lui-même, Code Blue a attiré l’attention de nombreuses personnes. C’est typique de Cannes, où le scandale à un vrai poids. Le moindre critique amateur qui voulait détruire le film pouvait s’en donner à cœur joie en commençant son texte par ce fameux panneau. Heureusement, beaucoup de gens ont quand même été sincèrement émus par le film, certains l’ont même qualifié de chef-d’œuvre.
FdC : Savez-vous si Code Blue va sortir en France ?
UA: Je l’espère. L’une de mes expériences les plus fascinantes à Cannes fut la projection de Code Blue dans une salle de La Bocca, et sans le panneau explicatif. Apparemment, quand il va au cinéma, le public français aime discuter des films après les avoir vus, les analyser. Code Blue est un film qui s’y prête complètement. J’ai eu des discussions passionnantes suite à cette projection. Ça n’a pas été violent du tout, mais au contraire poignant et émouvant.
FdC : Qui sont vos réalisateurs préférés, ou ceux dont vous vous sentez la plus proche ?
UA: Je me sens proche de certains réalisateurs liés à la question de la spiritualité. Kieslowski disait que même si l’on ne croit pas à la spiritualité, il faut lui faire une place dans nos vies. Les films de Bresson sont perméables à la spiritualité. Pasolini essayait toujours de donner une dimension mythologique et spirituelle à nos vies quotidiennes. La vision de l’humanité que l’on trouve dans les films de Haneke n’est pas non plus exempte de mystère. Eric Rohmer laissait également la grâce jouer un vrai rôle dans ses films. Mon film préféré de tous les temps, c’est Taxi Driver, écrit par Paul Schrader, quelqu’un de très préoccupé par la spiritualité.
FdC : Quels sont vos prochains projets?
UA: J’ai un projet qui s’appelle Nude Area, dans lequel j’essaie de retranscrire l’idée de “Séduction” selon Baudrillard. Ça parle de séduction en tant qu’œuvre d’art et crime parfait.