Entretien avec Tomasz Wasilewski

Entretien avec Tomasz Wasilewski

Prix du scénario à la Berlinale, United States of Love raconte, dans la Pologne post-communisme, l'histoire de quatre femmes de différents âges qui décident qu'il est temps pour elles de satisfaire leurs désirs. Tomasz Wasilewski signe un beau mélodrame, aux personnages féminins nuancés et vivants comme on aimerait en voir plus souvent. United States of Love sort ce mercredi en salles, nous avons rencontré son jeune réalisateur...

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Quel a été le point de départ de United States of Love?

L'idée du film m'est venue en pensant à mes parents. Ils avaient à peu près l'âge que j'ai aujourd'hui lors de la chute du communisme. Or les choix de vie qui s'offraient à eux à l'époque étaient très différents de ma situation actuelle. J'avais neuf ans quand le mur de Berlin est tombé. Ce n'est que ces dernières années que je me suis sérieusement demandé comment ils avaient vécu tout cela. A l'époque du communisme, il était interdit de quitter son pays. Ce n'était d'ailleurs pas une situation propre à la Pologne, c'était la même chose dans tous les pays d'Europe de l'est. De nombreux pères de famille sont pourtant partis clandestinement à l'étranger, dans le but d'aller travailler et de ramener de l'argent. La plupart d'entre eux sont partis à New York, c'est d'ailleurs ce qu'a fait mon propre père qui est resté quatre ans là-bas. Dans le film, il y a une scène où le père de famille, qui est justement absent, envoie une cassette qu'il a lui-même filmée. Eh bien c'est mon vrai père, sur ces images. C'est une cassette qu'il avait réellement envoyée à ma mère à l'époque. Bon, sauf que dans le film, la cassette devient porno, ça je l'ai rajouté pour le gag.

Tout cela fait que cette période de bouleversements, je me la remémore comme étant vécue d'un point de vue majoritairement féminin. Les hommes étaient tout simplement ailleurs. Dès le départ du projet, je savais que j'allais m'attacher à des personnages féminins. La situation de ces migrants clandestins rappelle un peu ce qui se passe aujourd'hui. Je pense que par certains aspects, United States of Love pourrait se dérouler de nos jours, mais les choix qui s'offrent à ces femmes seraient sans doute encore différents. A l'époque, cette génération de femmes n'avait rien connu d'autre que le communisme. L'une de mes actrices, Dorota Kolak, m'a rappelé cette métaphore. Si un animal a passé toute sa vie en cage, et si on ouvre cette dernière, il n'en sortira pas de lui-même. Sa cage c'est sa maison. Ce n'est pas toujours facile de savoir quoi faire de sa liberté. C'est une période qui est bizarrement peu montrée au cinéma. Il existe de nombreux films sur le communisme, ou sur son héritage dans le présent, mais peu sur la chute en elle-même. Les gens se sont retrouvés plongés dans l'inconnu: ils étaient euphoriques mais aussi terrifiés.

D'ailleurs il est difficile de dire si le film est pleinement optimiste ou l'inverse. Vous suivez différents personnages féminins, chacune se trouvant à un stade différent de son histoire d'amour. Or parmi ces "états unis d'amour", il en manque un: l'amour épanoui et réciproque.

Mais selon moi, l'amour n'est pas qu'une seule émotion, c'est un état qui en englobe plein d'autres. Il n'y a pas que le bonheur, il y a aussi la passion, la tristesse, la douleur, le manque... Je voulais qu'à la fin, on puisse considérer ces quatre personnages comme plusieurs variations d'une seule personne. Le mot "united" n'est pas anodin dans le titre, car pour moi il ne s'agit pas forcément de quatre états sentimentaux très distincts. Dans mes films, je m’intéresse beaucoup au côté sombre des choses. Je crois que l'humanité est capable du pire. Sans être nécessairement quelqu'un de mauvais, on peut tous mal agir. D'ailleurs mal agir n'est pas forcément toujours une erreur, c'est parfois le seul moyen de se sauver. Quand un personnage est brisé, qu'il se débat, il est précisément sans défense. C'est le meilleur moment pour qu'il nous touche en tant que spectateur. Mais je ne voulais pas sous-entendre qu'à l'époque tout le monde était malheureux en amour!

J'avais déjà écrit le scénario, et j'étais en train de discuter de tout cela avec mes acteurs, quand Tomasz Tyndyk, qui joue Adam, a spontanément trouvé ce titre. C'était le titre idéal. Il a réussi à traduire en quelques mots tout ce que je voulais mettre dans le film.

Qu'est ce qui vous a poussé à choisir un traitement visuel si particulier, avec des couleurs presque entièrement désaturées?

C'était une décision très importante, mais ce n'était pas juste un concept. J'ai pris cette décision avec Oleg Mutu, mon directeur de la photographie. Je tenais absolument à travailler avec lui. Tout d'abord bien sûr parce que j'admire énormément son travail, mais aussi parce que je savais qu'il avait lui aussi connu le communisme. United States of Love n'est pas un film sur la Pologne, c'est un film sur la moitié de l'Europe. C'était très important pour moi d'éviter de faire un film historique qui ne fonctionne que selon un certain contexte. Je cherchais un moyen de traduire à l'écran la sensation de la vie sous le communisme, ce qui est plus facile à dire qu'à faire. Oleg a non seulement vécu à cette période, mais de plus il n'est pas polonais. C'était idéal pour construire ensemble cette sensation du communisme sans tomber dans les pièges de la simple reconstitution. Nous avons beaucoup discuté, et nous nous rappelions tous les deux des couleurs de cette époque : les couleurs étaient bel et bien là, mais c'était comme si elles n'existaient pas, c'est difficile à expliquer. Je considère les décors et la photographie comme des éléments fondamentaux dans le construction des personnages. En apparence tout fonctionnait normalement à l'époque, mais chacun avait un grand poids sur les épaules, le travail sur les couleurs c'était une manière de traduire cette oppression.

Il y a une absence étonnante de repères historiques dans le film, pas de scène où les personnages regardent les actualités, pas de reconstitutions ou d'anecdotes...

Tout à fait. La grande majorité des films traitant d'une période révolue utilise ces procédés narratifs pour mieux documenter, à tel point que c'est précisément ce que je voulais éviter. Quand United States of Love est sorti en Pologne l'été dernier, j'ai été soulagé que les gens n'aient pas oublié qu'il s'agissait de cinéma, et non pas d'un exposé sur cette époque. Je préfère de loin tenter de traduire un état d'esprit, une sensation. C'est pour moi bien plus intéressant. Je n'aime pas du tout les films historiques qui fonctionnent comme cela, ça me sort complètement du film. Je déteste être pris pour un idiot au cinéma. Quand je fais un film, je décide sciemment de ne pas aider mes spectateurs. Je refuse de leur dire qu'est-ce qu'ils doivent penser, ou quelle émotion ils devraient ressentir. Je veux que le film passe à travers le filtre de votre propre expérience personnelle. Pour moi c'est ça, l'art.

J'imagine que c'est la raison pour laquelle vous n'utilisez pas du tout de musique dans le film...

Exactement. Peut-être qu'à l'avenir j'utiliserai de la musique d'accompagnement, mais pour l'instant je trouve cela envahissant. Le silence est toujours plus fort que la musique.

Ce que vous dites sur le manque d'ambition artistique des films historiques rappelle ce que Christian Petzold dit des film allemands sur le 3e Reich, qui semblent plus destinés à des classes d'écoliers qu'à des cinéphiles. Avez-vous à l'esprit des exemples de films, fictions ou documentaires, qui réussissent à traduire de façon intéressante cette période de fin du communisme?

(Silence) C'est très difficile à dire. A vrai dire, la plupart des films que j'ai regardés pour préparer United States of Love étaient des reportages télévisés. Et presque aucun d'entre eux n'était polonais, d'ailleurs. Je ne voulais pas voir trop de fictions, ou lire trop de livres, parce que je souhaitais éviter toute influence. Mon film n'est pas basé sur des histoires vraies, mais il parle quand même de ma propre jeunesse, de mon expérience personnelle, de la manière dont j'imagine la vie des gens que je côtoyais à l'époque. Mon enfance et mon adolescence ressemblaient réellement au film, sans blague.

Maintenant que le film est terminé, certains spectateurs me disent que ça leur rappelle le travail de Kieślowski, ce qui est bien sûr un très grand honneur. Je ne suis pas sûr que nos œuvres soient si similaires que ça, lui travaillait beaucoup avec des métaphores, tandis que je penche plus du coté du réalisme. Je n'ai vu l’intégralité du Décalogue qu'après avoir terminé mon film! Mais peut-être que l'histoire se repère, de génération en génération, à travers nous. Parfois malgré nous, de façon inconsciente. Il est donc certain qu'il y a des films qui partagent ma vision de cette époque, même si aucun ne me vient à l'esprit immédiatement.

Pouvez-vous nous parler de votre prochain film?

Je viens de terminer le scénario, cela faisait un an que je travaillais dessus. Ce sera le portrait de la vie affective d'une femme de 72 ans. Je ne veux pas en dire trop pour l'instant, mais je suis très excité à l'idée de confronter mon expérience à celle de personnes d'une toute autre génération. Le tournage devrait commencer au début de l'an prochain, et donc le film devrait être entièrement terminé d'ici deux ans.

Entretien réalisé le 31 mars 2017. Merci à Paulina Gautier-Mons et Chloé Lorenzi.

par Nicolas Bardot

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