Entretien avec Shanti Masud
La Française Shanti Masud était l'une des révélations du dernier Festival de Gérardmer avec l'ovni Métamorphoses. Métamorphoses est une expérimentation poétique, hybride et audacieuse peuplée de créatures merveilleuses incarnées entre autres par Nicolas Maury ou Niels Schneider projetés dans le cosmos. Un film de fictions, au pluriel, suffisamment passionnant pour qu'on ait envie d'en parler longuement avec sa très prometteuse réalisatrice...
Quel a été le point de départ de Métamorphoses ? Qu’est ce qui t’as donné envie de raconter cette histoire en particulier ?
Au départ de ce projet, on me proposait un budget ainsi qu’une deadline. Les producteurs de chez Kidam m’ont tout de suite accompagnée: nous avons pu réagir vite et être pragmatiques. Je voulais faire quelque chose de très simple et en même temps de très spectaculaire. L’idée d’un film de visages en transformations m’est apparue comme un flash, comme l’avait été celle des portraits super8 noir&blanc pour mes tableaux musicaux (But we have the music, 2009; Don’t touch me please, 2010). Un peu pour faire un état des lieux de mon travail, j’ai eu envie de synthétiser des trucs que j’avais faits auparavant, dans ces deux films en particulier (des portraits en plans séquences) et ce qui me travaille depuis quelque temps: le genre fantastique. Je suis de plus en plus friande de cet univers, de ce qui l’accompagne, à savoir le maquillage FX (pose de prothèses, facepainting), le compositing, l’image de synthèse. Des choses que j’expérimente aussi depuis deux ans dans plusieurs de mes clips, et que je souhaite parfaire pour un futur projet de long-métrage fantastique. A l’heure actuelle ce dernier grandit discrètement dans ma tête, avant d’hurler j’espère un jour dans la nuit des écrans de cinéma.
J’ai également souhaité qu’en terme de style, le film puisse s’affilier à une esthétique proche de l’heroic fantasy, et dans son texte, à une littérature romantique, dense et logorrhéique, qui sommeillait en moi depuis longtemps. Il fallait que tout cela sorte. Dans ce film, et de manière unilatérale, il s’agit de raconter à nouveau la solitude des êtres face au super-néant.
Métamorphoses est un projet à cheval sur le cinéma et l’art vidéo. Peut-on y distinguer ce qui relèverait de l'un ou de l'autre? Cela fait-il sens de démêler les deux ?
Je fais a priori des films de cinéma mais il est vrai que la tentation est grande avec un film si conceptuel de le rattacher à d’autres formes, comme la photo, l’art video, la bd, l’installation en galerie… Ça m’intéresse, ce terrain expérimental: ce n’était pas vraiment prévu mais j’ai pensé après coup à décliner mon film dans une forme reverse, ou dans une version muette, ou en noir et blanc… il me semble que mon travail peut permettre ces déclinaisons. Je propose également une réelle installation du film prochainement, en plus de sa projection “cinéma” au T2G (Théâtre de Gennevilliers) lors du TJCC les 26, 27 et 28 juin prochains.
A propos du film j’ai lu des trucs comme “c’est un film qui se repose sur un univers de clip”, “c’est un film qui oublie d’être un film”… comme si le clip était un genre prédéfini, ou comme si un film ne pouvait exister et être pris au sérieux que dans sa forme la plus mainstream… quelle tristesse ! Ça me blase un peu, et en même temps je ne suis pas vraiment étonnée. A mon sens un film doit contenir du récit, des personnages forts, et porter le spectateur ailleurs. C’est je pense le cas pour Métamorphoses, même si sa forme (trop simple) et son récit (souvent mystérieux) peuvent dérouter.
Pour montrer les métamorphoses des personnages, tu recours aussi bien à des effets numériques ambitieux qu’à des maquillages organiques parfois très simples. Peux-tu nous parler de ce mélange inattendu ?
J’étais enfant dans les années 80 et j’ai été très marquée par l’esthétique des feuilletons tv, films, clips, où des personnages subissent des transformations, notamment chez John Landis. Je désirais pour mes propres films et clips aller chercher de ce côté-là du spectaculaire, celui qui commence par le maquillage et la prothèse, où les visages sont modifiés petit à petit par des ajouts de couches de latex (aujourd’hui en silicone), où le regard devient terrifiant avec seulement des lentilles jaunes... Mais aussi où les transformations s’opèrent grâce à la force du montage, le recours à l’autre grand élément mêlant à la fois naturel et fantastique: le ciel et son au-delà cosmique, qui offre ses propres métamorphoses. J’aime cette idée de faire de l’effet spécial de façon très prosaïque, artisanale et poétique. Cela n’empêche pas le frisson.
Dans mon film les transformations se font de deux manières: on change de plan et d’étapes par le montage avec les éléments cosmiques, ou alors on fait des morphings. Quand ils sont bien faits, c’est très impressionnant. Dès que cela a été possible nous avons mélangé les deux solutions. L’organique, le “réel” m’importe énormément car c’est ce qu’il faut filmer. J’ai pris l’habitude de créer du fantastique dès les décors, les accessoires, les costumes, les maquillages.
Pour le travail numérique, il faut s’adapter aux techniques que l’on a à sa portée.
Quand un fond vert est parfaitement éclairé, détouré, que l’image à définir pour l’incruste est raccord, cela peut être très convaincant. Dans ce film on est dans une esthétique assez naïve, pas toujours réaliste en terme de visages/fonds, et le spectaculaire reste modeste comparé à du travail de gros studios! Mais l’idée était de se dire qu’on pouvait le faire, s’en rapprocher. Je ne pouvais pas aller filmer dans le cosmos (!), je ne voulais pas utiliser des images existantes. Alors l’un de mes chefs FX, avec sa technique de graphisme 2D, a créé ces fonds cosmiques de manière très réaliste, sans oublier de travailler touche par touche leur harmonie propre, leur couleur, leur symbolique.
Pour les effets ajoutés qui progressent sur les visages, je souhaitais voir des choses apparaître ou se dérober dans l’image, comme une larme qui coule, une partie de visage monstrueuse: cela me permettait de continuer à faire de la magie, de l’illusion. J’avais aussi en tête le clip Hyperballad de Bjork qui me donnait une référence visuelle marquante dans le genre, où la poésie de ces effets est préservée.
Comment s’est effectué le choix des comédiens ?
Je suis assez fidèle à mes comédiennes habituelles: à savoir Sigrid Bouaziz, Valentine Carette, Friedelise Stutte. Avec les deux premières qui sont aussi des amies très chères, nous avions toutes trois joué dans un clip co-réalisé par Sigrid et moi-même (Wrong Blood, pour le musicien Joakim) et dans lequel nous étions intégralement maquillées en tigresses, panthère, sirènes… l’étape qui suivait devait logiquement être celle de leur coller des prothèses sur la gueule!
J’ai associé mes personnages à des couleurs, à des humeurs, à des astres ou éléments cosmiques, et je pensais très fort à Valentine comme personnage d’eau, mélancolique et bleue, pleurant toutes ses larmes; à Sigrid sifflant comme un serpent… et je peux m’identifier profondément à Friedel. A son côté garçon manqué, à la sagesse apparente et la douleur intérieure de ses personnages. C’est une actrice qui ne montre pas ses affects, et c’est précisément cela qui me bouleverse chez elle… et elle a déjà dans le visage des traits de loup, la métamorphose était donc toute trouvée…
Concernant les autres acteurs, j’ai rencontré Clémence Poésy par Sigrid et des amies; notre rencontre fût heureuse et je pense que c’est une actrice incroyable. Elle a ce truc des grands acteurs, sa solide technique qui permet de reproduire des émotions fortes dans les détails les plus justes. Et de les susciter aussi vivement. Lucas Harari est comme un petit frère, il a joué dans plusieurs de mes films, c’est mon acteur bressonien fétiche! Il joue sans jouer, il me touche avec peu. Par ailleurs nous portons ensemble un projet très fort autour du dessin et du cinéma. Et il sera la vedette de mon prochain court-métrage, Jeunesse. Christophe Nanga-Oly n’est pas comédien mais réalisateur, il m’a inspiré le texte calme et posé que je lui ai écrit pour le personage de la panthère. Enfin, Niels Schneider et Nicolas Maury sont les rares acteurs du cinéma français qui m’attirent, je les trouve irrésistibles et puissants. Je les connaissais de plusieurs films, mais c’est surtout l’immense Les Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez qui m’a donné l’envie urgente de travailler avec eux. Lors du tournage de Métamorphoses, Niels m’a fait pleurer à sa première prise… je ne pouvais m’y attendre. Nicolas m’a bluffée et plus encore, il m’a fait hurler de peur, puis de rire! Je ne me remets toujours pas de sa performance dans le film.
Ils sont tous allés beaucoup plus loin que ce que je pouvais imaginer en terme de jeu et d’investissement, ils ont tous beaucoup aimé les textes que je leur avais écrits… c’est très réconfortant. Leur générosité et leur amitié sur ce film restent gravés en moi. Ce fut un tournage très heureux.
Nicolas Maury participe à Métamorphoses mais aussi à ton prochain projet. Peux-tu nous parler de cette collaboration récurrente ? Quel rôle joue-t-il dans tes projets ?
Nous sommes devenus très proches après le tournage de Métamorphoses. Nicolas a ensuite eu une résidence à la Ménagerie de Verre et y préparait jusqu’à récemment un spectacle musical, Son Son, qu’il a créé en collaboration avec le très talentueux Julien Ribot. Il désirait autant que moi que l’on refasse quelque chose ensemble, et m’a proposé de faire un film dans lequel il jouerait, et qui soit intégré à part entière au spectacle. Je fus très honorée de cette proposition. Ensemble nous nous sommes entendus jusqu’au bout dans les choix de préparation de ce projet que j’aime infiniment.
D’ailleurs que peut-on savoir sur ce nouveau projet autour de la nudité masculine?
Il s’agit d’une rêverie érotique et magique en super8 et Nicolas y occupe presque tous les plans. Je souhaitais accorder une grande importance à la présence tantôt gaie, tantôt mélancolique de Nicolas, retranscrite en musique par mon compagnon, le compositeur Olivier Marguerit. Et filmer des corps d’hommes qui s’embrassent et s’aiment avec bienveillance et liberté. Le film s’apelle While the unicorn is watching me, c’est un court métrage de moins de dix minutes, et il vient d’être sélectionné au Festival du Film de Fesses qui aura lieu très prochainement au cinéma Latina à Paris. Par ailleurs il reste intégré au spectacle Son Son qui se rejouera à la clôture du Tjcc au Théâtre de Gennevilliers le 28 juin.
Il y a une tradition du réalisme magique qui semble refaire surface dans le cinéma français contemporain, grâce entre autres aux films de Héléna Klotz ou Yann Gonzalez. Est-ce un mouvement dans lequel tu te retrouves ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’un mouvement, en tout cas si c’était le cas on formerait un tout petit club! Héléna Klotz je lui ai emprunté son frère Ulysse qui m’a fait une bande son inoubliable sur Métamorphoses. Nous avons en commun pas mal de choses, l’intérêt pour le texte, l’esprit romantique, la quête goethienne qui habite nos personnages malades d’amour, traversant la nuit sur leurs chevaux imaginaires…
Je me sens très proche de Yann Gonzalez, de sa sensibilité, de ce qu’il recherche de furieux avec ses actrices. Lui et moi partageons cette fascination pour des personnages en explosion, même si je suis un peu plus balai dans le cul, protestante que lui! J’ai pleuré à chaudes larmes en découvrant Nous ne serons plus jamais seuls, j’ai eu le sentiment de voir un film sans âge, un film primitif, un film frère des miens. Cela m’a fait du bien. Et puis le sexe, le rock, l’humour, la magie, bien sûr que cela me parle et c’est le socle commun de tous ses films. D’ailleurs nous avons en projet de co-réaliser un chef-d’oeuvre ensemble!
Métamorphoses a d’ailleurs été diffusé récemment au festival de Gérardmer, qui propose une définition très large du genre fantastique. As-tu était surprise qu’un film aussi hors-norme soit sélectionné dans un festival de films de genre ?
Oui je l’ai été. Ce fût une surprise agréable d’y voir programmé le film, cela fût d’autant plus gratifiant que nous venions juste de le terminer. Le sélectionneur a “flashé” en dernière minute avant le bouclage de la programmation nous a-t-il dit. Mais dans l’ensemble à Gérardmer tout le monde s’en fout d’un film comme ça! Même si à la sortie quelques personnes m’ont dit “Merci pour la poésie” !
Entretien réalisé le 26 mai 2014.
Et pour ne rien louper de nos news, dossiers, critiques et entretiens sur Cannes, rejoignez-nous sur Facebook et Twitter !