Entretien avec Sean Baker
L'année ciné se termine par une tornade et celle-ci se nomme Tangerine ! L'excellent film de Sean Baker raconte une journée dans la vie de deux travailleuses du sexe transgenres dont l'une veut se venger de son copain qui l'a trompée. Super-drôle, super-excitant, super-émouvant: Tangerine est LE film à ne pas manquer en cette fin d'année. Nous avons rencontré son réalisateur qui nous en dit un peu plus sur cette pépite aussi fun que politique.
Comment un film aussi singulier que Tangerine est-il né ?
Mark et Jay Duplass, qui sont les producteurs exécutifs du film, sont fans de l'un de mes précédents longs métrages, Prince of Broadway. Et ils m'ont dit qui si jamais j'avais envie de faire un film à micro-budget avec eux, la porte était grande ouverte. De mon côté j'espérais obtenir un plus gros budget après mon précédent film, Starlet. Ça n'est pas arrivé. Après un an et demi d'attente, j'ai abandonné. J'ai appelé Mark en lui demandant si son offre marchait toujours. C'était le cas ! Tout ce que je savais, c'est que je voulais faire un film sur ce fameux croisement entre Highland et Santa Monica, à Hollywood. Mark Duplass m'a donné un feu vert juste sur cette base: mon désir d'explorer ce lieu. Nos recherches sont parties de là.
Chris Bergoch, qui a co-écrit le scénario, et moi-même sommes des hommes blancs cisgenres extérieurs à ce monde, et nous savions que la seule façon de traiter ce projet de façon responsable et respectueuse était de passer du temps à faire ces recherches. Heureusement, j'avais mes précédents films à montrer à mes collaborateurs potentiels pour gagner leur confiance et leur intérêt. Une fois que nous avons trouvé Mya Taylor et Kitana Kiki Rodriguez, je leur ai donné les dvd de mes films. Je crois qu'elles ont bien accroché aux films et ont compris ma sensibilité. Ce qui permet une relation de confiance. Finalement, Mya et Kiki sont devenues nos consultantes et nous ont présentés aux gens qui vivent dans ce quartier. Le scénario a été complété et on a décidé de tourner durant la période des fêtes à cheval sur 2013 et 2014.
L'un des éléments frappants de Tangerine, c'est son énergie. Comment avez-vous travaillé sur ce point précis: est-ce à vos yeux une question d'écriture, de montage, est-ce que cela vient de vos actrices ?
Je pense que c'est la combinaison de la mise en scène, des choix musicaux, et la façon dont ils sont montés. On a découvert rapidement que la taille du téléphone nous permettait d'être très mobiles. On a fini par garder la caméra en mouvement pendant quasiment tout le film. Durant la post-production, j'ai découvert la trap music. Le beat incessant de cette musique a rendu le montage vif et furieux. Il y a aussi un autre élément qui a peut-être, inconsciemment, participé à l'énergie – c'est ce quartier. Ce coin entre Santa Monica et Highland a une énergie qui lui est propre. Le crystal meth trainant dans les rues, cette énergie est parfois paranoïaque et nerveuse. Ça a déteint sur nous, dans le sens où on s'est servi de cette hyperactivité pour le film.
Kitana Kiki Rodriguez et Mya Taylor sont géniales. Comment les avez-vous trouvées ?
Mon co-scénariste Chris Bergoch et moi-même avons rencontré Mya Taylor dans le centre LGBT local. Je l'ai remarquée dans la cour et j'ai immédiatement su que je devais l'approcher. Elle était comme un aimant. Quand je lui ai parlé du projet, elle a exprimé l'enthousiasme que j'espérais. On s'est échangé nos contacts et on s'est revus régulièrement pour parler du projet. On a parlé de ses histoires et anecdotes autour de ses amies travaillant dans les rues. Après une quinzaine de jours, elle nous a présenté Kitana Kiki Rodriguez. En les voyant toutes les deux, j'étais convaincu que c'était nos actrices. Elles forment un duo tout à fait dynamique.
Tangerine a des héroïnes transgenres mais le fait qu'elles soient transgenres n'est pas le sujet du film. Selon vous, est-ce la façon la plus moderne d'en parler sans en faire un film didactique ?
C'est très clair. Je pense qu'on peut parfaitement faire un film politique sans être ostensiblement politique. Les films « à sujet » peuvent être complètement condescendants envers ceux dont on parle. On avait l'intention de faire un film qui pousserait le public à réfléchir.
Tangerine est l'un des films les plus drôles de l'année. Les dialogues envoient du bois. Avez-vous laissé de la place pour l'improvisation ?
Oui, j'ai encouragé tous mes acteurs à improviser. Et ils ont tous été merveilleux. Mon co-scénariste était sur le plateau car parfois, l'improvisation nécessitait une réécriture pour la rendre encore meilleure. Au final, les dialogues les plus drôles du film sont autant des répliques écrites avant le tournage qu'improvisées pendant.
Comment avez-vous trouvé ce titre, Tangerine ?
Tangerine est le titre vers lequel nous revenions tout le temps. Ça n'est pas censé être littéral... mais seulement faire référence au feeling, à la sensation qu'on a en pensant au fruit et à sa couleur. C'est aussi la teinte dominante du film.
Faire un film avec un si petit budget constitue t-il la seule façon, aujourd'hui, de faire du cinéma vraiment indépendant et en totale liberté ?
Cela dépend peut-être simplement des exigences de celui qui nous finance. Dans mon cas, les frères Duplass ont la conviction que garder un budget très bas est le meilleur modèle pour le type de films qu'ils aiment produire. Dans d'autres cas, certains réalisateurs ont fait des films indés avec un budget de 10 millions de dollars. Cela dépend surtout de la profondeur des poches de votre producteur et des risques qu'il sera prêt à prendre.
Avez-vous de nouveaux projets ?
On va travailler avec la même équipe sur une histoire d'enfants se déroulant en Floride. Avec un plus gros budget j'espère. Même si travailler avec un micro-budget peut être une aventure, on ne peut pas gagner sa vie comme cela.
Quel est votre film queer préféré ? Sean Baker répond dans notre dossier spécial.
Entretien réalisé le 7 décembre 2015. Un grand merci à Matthieu Rey.
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