Entretien avec Pablo Larrain
"Un film que nous adorons, et qui deviendra un classique de l'histoire du cinéma". C'est en ces termes fort élogieux que le jury de la dernière Berlinale s'est exprimé au sujet de El Club, nouveau film de Pablo Larrain. Après le succès de No, Larrain raconte le mystérieux quotidien de prêtres marginalisés par l’Église et vivant ensemble dans une maison. Le cinéaste chilien en profite pour signer son meilleur film. Celui-ci sort le 18 novembre. Rencontre avec son réalisateur...
Comment vous est venue l'idée d'El Club ?
De deux choses l'une. J'ai reçu mon éducation dans des écoles catholiques, j'y ai connu des curés très honorables, d'autres qui sont aujourd’hui en prison pour actes pédophiles, et d'autres qui ont complètement disparu de la circulation. C'est de ces derniers dont j'ai voulu parler dans mon film : ces curés disparus que l’Église cache. Mais ce n'est pas tout. Il y a quelques années, j'ai lu un article sur un prêtre chilien qui s'était rendu coupable d'abus sexuels, et qui vivait en Allemagne dans une maison idyllique, tout droit sortie d'une publicité pour le chocolat. Il avait réussi à échapper à la justice et avait été caché là-bas. Je me suis tout de suite demandé qui d'autre pouvait bien vivre dans cette maison, et comment.
Avez-vous rencontré certains de ces prêtres cachés par l’Église ?
On a effectivement rencontré deux anciens curés. Comme ils n'étaient plus membres de l’Église, ils ont pu nous apporter leur témoignage et nous raconter comment fonctionnaient ces maisons-là. On y trouve des curés ayant commis des abus sexuels, mais aussi des curés qui ont simplement perdu la foi, des curés qui sont tombés amoureux d'hommes ou de femmes, d'autres encore qui sont tout simplement trop vieux pour exercer, d'autres qui sont malades physiquement ou mentalement... Il y a beaucoup de raisons différentes de finir dans ces maisons-là, et nous avons choisi celles qui nous intéressaient le plus. Des maisons comme cela existent certes en Amérique latine mais aussi partout dans le monde, même en France. Vous pouvez aller frapper à la porte mais je ne sais pas si on vous ouvrira !
On connaît la difficulté qu'il peut y avoir au Chili à évoquer les troubles de l'histoire nationale. Comment le film a-t-il été reçu là-bas ?C'est un sujet qui est abordé dans les média ou y a-t-il encore un tabou ?
Non, on peut en parler. C'est étrange, on me pose souvent ce type de question, comme si le Chili était un pays très religieux, ou s'il y avait eu des manifestations violentes dans la rue, comme si le Chili était un pays du tiers monde, où gouvernement n'est pas séparé de l’Église. Ce n'est pas le cas du tout. On peut parler de tout et tout publier.
Lors de la conférence de presse du film à la Berlinale, vous avez déclaré « au Chili mes films sont vus comme des drames, et aux États-Unis comme des comédies ». El Club est votre film le plus glaçant, et en même temps on y retrouve des pointes d'humour absurde et cruel. Comment avez-vous appréhendé cet équilibre entre violence, humour et malaise ?
C'est difficile de répondre parce que je fais cela de manière spontanée, mais j'avais effectivement la volonté de provoquer la susceptibilité des spectateurs. D'une part, l’ambiguïté qui est à l’œuvre dans le film permet au spectateur de compléter ce qui n'est pas expliqué ou donné. D'autre part, l'humour permet de parler de choses invisibles, de dire des choses indicibles parce qu'elles paraissent trop absurdes ou trop sérieuses. De la même manière, j'utilise également un peu les outils du thriller pour attraper le spectateur. Ce que je trouve intéressant, c'est que devant le film, les gens rient beaucoup à des moments où ils ne devraient pas rire, ce qui provoque chez eux un mouvement de recul, comme s'ils se demandaient « mais pourquoi je ris au fait ?». On porte donc un jugement sur soi-même, et cela provoque fatalement une certaine intranquillité. C'est très intéressant de créer cet état chez le spectateur parce que ça le rend alerte à ce qu'il regarde. Parler de la foi, qui est quelque chose d'invisible, mène toujours à parler de démons. Ça crée toujours des démons.
Chacun de vos films possède un style esthétique propre et différent. Comment avez-vous abordé et créé celui de El Club ?
Je travaille avec mon directeur de la photographie Sergio Armstrong, afin de trouver une calligraphie visuelle qui soit en accord avec le film. Chaque film a un univers propre et des objectifs différents. C'est difficile de filmer des thèmes aussi intangibles que la foi, le pardon, la culpabilité ou la rédemption. La narration visuelle doit provoquer ces choses-là chez le spectateur parce qu'on ne peut pas les filmer, ils faut les provoquer dans leur imaginaire. Ce qui m’intéressait ici c'était de montrer la pénombre à l'intérieur de la foi.
Ce film est aussi un manifeste contre l'hégémonie de la HD. Aujourd'hui tous les films se voient de la même façon et se ressemblent tous visuellement. Avant, quand on travaillait sur pellicule, il fallait passer par un processus chimique à base d'eau pour la révéler. Or l'eau n'est jamais exactement la même selon les régions du monde, et cela changeait l’aspect visuel de chaque film. On pouvait ainsi différencier un film dont la pellicule avait été révélée en Asie, en Amérique latine ou en Europe. C'est un aspect géopolitique du cinéma qui n'existe plus aujourd'hui, parce que tout le matériel que l'on utilise pour filmer est fabriqué au Japon ou en Chine. On utilise aujourd'hui la même technique pour filmer du cinéma que pour filmer Roland-Garros. Tout est devenu lisse et identique. Je voulais retrouver mon identité.
Nous avons récemment rencontré Patricio Guzman, qui nous a confié avoir obtenu, pour la première fois de sa carrière, une aide financière de la part de l'état. Son impression est que les choses sont en train de changer au Chili pour les cinéastes, qu'il devient plus facile de faire des films. En tant que réalisateur mais aussi producteur (pour Sebastian Lelio, Sebastian Silva), quel est votre point de vue ?
Ça va mieux, certes, mais on a toujours envie que ça aille encore mieux! Dans le cas de Patricio Guzman, ce serait un grave manque de respect vis-à-vis de l'histoire du Chili que de ne pas appuyer ce grand réalisateur, considéré comme un géant au Chili. Les autres réalisateurs, qui sont souvent plus jeunes, doivent se confronter au même problème : l'état chilien n’accorde pas un budget culturel suffisamment important au cinéma. L’état préfère acheter de nouveaux avions de guerre plutôt que de produire des films. On peut toujours se plaindre, on est d'ailleurs en droit de le faire, mais il est possible d'y arriver. En trouvant des fonds en dehors du Chili, comme en Europe par exemple. Je préfère pleurer moins et travailler plus.
Entretien réalisé le 29 octobre en collaboration avec Alexandre Coudray de Retro HD.
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