Entretien avec Natalie Bookchin
L'artiste vidéaste américaine Natalie Bookchin a remporté la compétition du dernier festival Cinéma du Réel avec Long Story Short, une œuvre passionnante à la croisée du cinéma documentaire et de l'art contemporain. Bookchin a interviewé une centaine de personnes en Californie dans des soupes populaires, des foyers ou des centres d’alphabétisation, et celles-ci racontent la pauvreté aux États-Unis, les façons de vivre avec et, peut-être, de s’en sortir. Nous avons à notre tour souhaité poser quelques questions à la réalisatrice.
Quel a été le point de départ de Long Story Short ?
J'ai débuté Long Story Short à la suite de la grande crise économique de 2008. Je voulais parler de l'absence de perspectives pour ceux qui ont été le plus sévèrement touchés par la crise et par des conditions qui sont de pire en pire après vingt ans de politique néolibérale très dure. A la suite de la récession, les médias et les politiciens américains ont commencé à parler de l'économie, de la disparité grandissante des revenus, mais leurs conversations concernaient essentiellement les classes moyennes en difficulté. On s'est à peine préoccupé de la pauvreté, et quand cela a été le cas, ceux qui vivent vraiment dans la pauvreté ont toujours été inaudibles.
Pendant ce temps, les bavardages sur les réseaux sociaux ont enflé. Sur ces plateformes, les non-experts - des gens ordinaires - parlaient directement à de nombreuses personnes, racontant leur propre version de la crise économique. Mais les réseaux sociaux sont des endroits où les gens présentent la meilleure version d'eux-mêmes, et les points de vue à la première personne, en matière de pauvreté, sont restés tout aussi inexistants.
Dans Long Story Short, je voulais créer un espace dans lequel les gens vivant dans la pauvreté donneraient leur propre définition et analyse des situations auxquelles ils sont confrontés. Cela inclue une interrogation sur les termes eux-mêmes - comme "pauvre" ou "pauvreté" - et sur la façon dont ces termes, mais aussi l'expérience même de vivre dans des conditions aussi précaires, peuvent être rejetés, modifiés ou au contraire réappropriés.
Comment avez-vous choisi les intervenants qui ont participé au film ?
En fait j'ai inclus tous ceux qui ont participé. Il n'y a que quelques cas où, lorsque la qualité d'image ou sonore était insuffisante, les entretiens n'ont pas été intégrés. Au lieu de s'intéresser à un unique héros extraordinaire, je voulais présenter une multiplicité des points de vue, et suggérer le potentiel illimité de telles archives où, pour chaque voix entendue, il reste des centaines de milliers qui ne le sont pas.
La façon dont Long Story Short est tourné rappelle les vlogs. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix esthétique ?
Le vlog est associé davantage aux micro-productions qu'à des productions plus amples. Le fait qu'il soit lié aux réseaux sociaux et que son esthétique fasse amateur le rend accessible et familier. La forme suggère la facilité avec laquelle ces images peuvent être produites et peuvent voyager d'écran en écran. J'ai choisi de travailler sur cette esthétique afin de faire un lien entre les outils et l'esthétique de la consommation collaborative sur internet et la pauvreté. A mesure qu'internet s'est développé, le fossé entre les riches et les pauvres s'est creusé. J'ai décidé d'utiliser ces mêmes formes pour souligner et amplifier les voix de ceux qui en ont été dépossédés. Je trouve cette image non-officielle, au cadre peu rigoureux, assez belle dans son imperfection. J'adore les détails qui n'ont pas été pensés, ce qui donne le sentiment d'une vie qui s'étend au-delà du cadre. J'aime les hésitations, les toux et ces autres traces d'être humains qui se sont assis devant la caméra.
Chaque personne a sa propre voix distincte dans Long Story Short, mais le film ressemble aussi parfois à un chœur. Comment avez-vous travaillé sur cet équilibre ?
Trouver cet équilibre entre les individus et le choeur était peut-être l'un des premiers défis à mes yeux : s'assurer que chaque individu reste visible et audible dans toute sa singularité, même au sein d'un groupe. En même temps, je voulais combiner des fragments de voix et de visages pour suggérer quelque chose de plus grand et comparable à la société que des voix seules.
Mon rôle en faisant ce film était d'écouter attentivement. Cette écoute se matérialise par mon montage qui devait rendre compte du grand nombre de narrations collectées. J'ai monté ces histoires à la façon d'une composition musicale, en m'attachant au rythme, aux contrastes entre les formes, les tons et les sujets ; en identifiant les intervenants comme des solistes, des duos, des trios, des chœurs. Parfois l'un d'eux s'adresse à la caméra tandis que les autres restent en retrait sur l'écran, jetant un coup d’œil à celui qui est en train de parler ou au spectateur, témoins de ce que les autres ont à dire tout en rappelant leur présence à ceux qui regardent l'écran – ajoutant un mot, parfois un geste, un regard, un hochement de tête en signe de solidarité.
Quelqu'un, à un moment du film, évoque l'American nightmare. Avez-vous le sentiment qu'il y a un cauchemar américain qui se déroule actuellement dans votre pays ?
C'était un moment puissant pour moi quand l'un des interlocuteurs – Alfredo Garcia – a parlé de ce « cauchemar américain » pour décrire ses conditions de vie. Le cauchemar de l'inégalité structurelle existe dans le monde entier, mais le « rêve américain » est l'esprit fondateur des États-Unis : il implique que tous les Américains ont droit à la liberté, une vie meilleure et la promesse de pouvoir progresser sur l'échelle sociale. Mais comme l'a dit un jour l'humoriste américain George Carlin : « La raison pour laquelle ils appellent ça le rêve américain est qu'il faut dormir pour y croire ».
Habituellement, vos œuvres sont montrées dans des musées. Long Story Short vient de remporter la compétition du Festival Cinéma du Réel dédiée à des films de cinéma. Faites-vous une différence entre vos installations visibles dans un musée et une œuvre comme Long Story Short qui est incluse dans une compétition de films ?
La forme véritable de mon travail, c'est l'installation dans laquelle le public peut aller et venir ; et c'est tout à fait différent de la forme offerte par une salle de cinéma. J'adore travailler dans cet entre-deux, lancer un défi au spectateur quant à ses attentes dans ces différents lieux, et voir comment l'on ressent l’œuvre différemment selon l'environnement.
Quels sont vos cinéastes favoris ?
De la même manière que je n'ai pas de sujet favori, je n'ai pas nécessairement de réalisateur préféré. Différentes œuvres peuvent avoir une résonance différente en moi selon les moments. Ces jours-ci, je pense beaucoup à Chantal Akerman, James Benning et ses films des années 80 comme Landscape Suicide, le film Gloria de Sebastian Lelio, les montages de Hito Steyerl dans ses récentes vidéos ou l'utilisation des images d'archives dans Grosse fatigue de l'artiste française Camille Henrot.
Entretien réalisé le 18 avril 2016.