Entretien avec Myroslav Slaboshpytskiy
The Tribe, en salles ce mercredi 1er octobre, fut sans contexte l’une des expériences les plus singulières du dernier festival de Cannes. Derrière la caricature de film choc qu’il serait facile d’en faire, cette histoire de personnages sourds et muets témoigne avant tout d’une audace rare : tourner un film entièrement en langue des signes, sans sous-titres ni doublage. Rencontre avec Myroslav Slaboshpytskiy, l’auteur de ce premier long-métrage en forme de pari fou, qui décrit son film comme un mélange de western sauvage et kabuki sensible.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter cette histoire en particulier ? Quel a été le point de départ de The Tribe ?
A la base je voulais faire un film qui soit un hommage au cinéma muet. Dès le départ, je voulais qu’il n’y ait ni dialogues parlés ni sous-titres. Cela peut paraitre extrême, et pourtant on continue aujourd’hui encore à produire ce genre de film ponctuellement. Chaque année sortent un ou deux films comme cela, il y a bien sûr The Artist mais aussi d’une certaine manière Tabou de Gomes, et d’autres encore. Mais ces deux exemples-là reposent beaucoup sur la stylisation. Or c’était précisément ce que je souhaitais éviter. Je voulais faire un film muet mais réaliste, et le meilleur moyen d’y arriver a été pour moi la langue des signes. J’ai commencé à travailler ces éléments dans mon court-métrage Deafness, qui a été sélectionné à la Berlinale. L’histoire de The Tribe m’est apparue peu à peu, j’ai commencé à travailler sur le scénario fin 2010. Le fond Hubert Bals du Festival de Rotterdam a soutenu le projet, et c’est comme ça que tout a démarré.
Bien plus que dans un film traditionnel, les performances des comédiens reposent ici beaucoup sur leurs corps et leurs mouvements, jusqu’à créer une forme de danse lors des scènes de groupe. Quelle a été la part de chorégraphie dans votre manière de diriger des acteurs ou dans votre composition des plans ?
Dès le départ, je cherchais non pas forcément les meilleurs acteurs, mais ceux qui paraissaient les plus expressifs devant la caméra, il fallait qu’ils puissent capter immédiatement le regard du spectateur. Pour cela nous avons auditionné plus de 300 comédiens. Ce qui pour des malentendants, est un chiffre énorme. D’ailleurs, tous n’étaient pas ukrainiens, certains venaient de Russie ou de Biélorussie. Je ne cherchais pas des acteurs « pour jouer », mais des personnalités intéressantes. Je voulais que la caméra tombe amoureuse d’eux. Une fois le casting terminé, nous avons entamé les répétitions. Chaque scène nécessitait une à deux semaines de répétition. La scène de la première bagarre générale est la plus chorégraphiée du film, elle l’est peut-être même trop. Nous avons répété longtemps, dans un gymnase, et chaque soir les comédiens étaient crevés. Heureux mais crevés. J’avais spécialement demandé la présence d’un cascadeur professionnel pour nous superviser, parce que je ne tiens pas seulement à avoir un beau cadre ou de belles images, je tiens aussi à ce que mes comédiens se sentent en sécurité ! J’ai pu imaginer tel ou tel mouvement de foule sur le papier, mais au moment de tourner il fallait avant tout assurer leur sécurité. Cela n’a pas empêché l’acteur principal de recevoir un coup de poing dans l’œil lors d’une des prises. Nous avons dû arrêter le tournage pendant deux semaines, le temps que cela ne se voie plus. Mais bon, je ne pense pas que ce soit si grave que cela de recevoir un tel coup à vingt ans !
Vous avez également cité parmi vos sources d’inspiration le théâtre japonais kabuki. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Je ne suis pas un expert en kabuki, mais cela m’intéresse beaucoup. Il y a un paradoxe au cœur de chaque scène de The Tribe : si les personnages pouvaient effectivement parler, leur ardeur donnerait un résultat beaucoup trop immense, trop spectaculaire, ce serait grotesque. Mais cette manière de bouger en montrant énormément ses émotions tout en gardant le silence, je crois que cela reste au contraire très harmonieux. C’est avant tout ce décalage qui m’a intéressé dans le kabuki. Mais globalement, de par sa structure, le film ressemble plus à un western classique : le héros invité dans une petite ville, il intègre une bande, il tombe amoureux de la fiancée du caïd, les deux se battent pour elle, etc…
Le spectateur est obligé de porter une attention accrue aux corps des comédiens, car c’est leur seul moyen d’expression. Or les personnages du film se retrouvent à la fois en âge et dans des situations où ils doivent trouver quoi faire avec leur corps. L’adolescence c’est le moment où le corps change et où l’on doit se le réapproprier, ici certains personnages du film s’en servent pour se barre, pour faire l’amour, pour gagner de l’argent… Serait-il tiré par les cheveux de voir The Tribe comme un film sur le corps ?
J’aime beaucoup cette théorie. Les malentendants communiquent entre eux. Certes pas avec des mots mais avec des gestes et des sensations. Sans la barrière de la langue, leurs échanges et dialogues deviennent beaucoup plus directs, en un sens ils échangent des pures sensations, des purs sentiments. C’est pourquoi je trouve que The Tribe est un film plus sensible qu’il n’y parait. Je suis très content que l’on ait pu parvenir à ce résultat, et que vous l’ayez ressenti de cette manière.
A la fin du film, on se rend d’ailleurs compte qu’il s’agit surtout d’une histoire d’amour…
Pour moi l’amour reste le truc le plus important dans la vie, que l’on ait 60 ou 18 ans. C’est toujours au premier plan. Mais quand on est adolescent, d’autres choses peuvent paraitre plus importantes. La sexualité par exemple, est aussi fondamentale à cet âge-là, et prend beaucoup de place. L’amour est à mes yeux la seule chose au nom de quoi l’on peut résister ou se rebeller contre tout le monde.
Le titre du film évoque à la fois l’animalité et la sauvagerie. L’aviez-vous en tête dès le début du projet ?
Oui quand le projet a été soumis à Rotterdam, le titre était déjà The Tribe, et je n’ai jamais eu envie de le changer. Ce qui est amusant c’est que si vous tapez The Tribe dans imdb, il semble que chaque année il y ait au moins deux films d’horreur qui sortent avec ce titre. Je n’ai pas voulu le changer pour autant, parce que cela m’a paru un titre très adéquat. Cette organisation proche de la mafia, c’est l’ordre presque instinctif des premiers pas de l’humanité, et je crois en effet que notre film est assez sauvage. J’aurais toujours pu l’appeler The Wild Bunch, sinon !
L’absence de sous-titres était-elle prévue dès le départ ? Y a-t-il des festivals ou des distributeurs étrangers qui vous aient demandé d'en rajouter pour mieux pouvoir diffuser votre film ?
The Tribe a été montré dans énormément de festivals, presque partout. Je suis même obligé d’en refuser certains, parce qu‘on ne peut pas être partout en même temps. En ce qui concerne les sous-titres, j’ai effectivement tenu à ce que mon agent rajoute une clause dans notre contrat, stipulant qu’aucun sous-titre ne pouvait et ne devait être rajouté, juste au cas où. Le film a été vendu dans 23 pays : aux États-Unis, en France, en Scandinavie, en Corée du Sud, dans l’ex-Yougoslavie… c’est le plus gros succès du cinéma ukrainien en 23 ans, depuis que le pays existe. Mais à chaque fois la condition de vente reste la même : l’absence de sous-titre est une décision artistique qui ne doit pas être annulée.
Les spectateurs malentendants ont-ils réagi de manière particulière au film ? Avez-vous eu des retours sur ce point?
J’ai remarqué qu'à cannes et à Karlovy Vary, une partie du public était composée de malentendants, ne serait-ce qu’à cause de leur manière d’applaudir. On m’a dit que lors de la projection à la cinémathèque, certaines associations étaient spécialement venues. Pour l’instant, on ne peut pas encore dire que beaucoup de malentendants aient vu le film, d’autant plus que le film n’est pas encore sorti, même en Ukraine. Mais pour leur communauté c’est une grande victoire. Le fait que le film ait participé à Cannes est une victoire supplémentaire. Ce sont des sourds et muets qui ont fait ce film, et c’est une grande fierté pour eux. Pour l’instant je n’ai pas reçu de retour négatif de leur part. A Karlovy Vary, beaucoup m’ont approché et m’ont même demandé des autographes ! Et puis, si vous regardez le film attentivement, vous verrez que le personnage le moins sympathique, celui qui a organisé tout ce trafic, c’est le seul personnage parlant et entendant.
Entretien réalisé jeudi 21 aout. Merci à Robert Schlochoff
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