Entretien avec Martti Helde
Pendant quatre ans, le tout jeune Martti Helde, 27 ans, a réalisé Crosswind – la croisée des vents. Un film au parti-pris formel unique qui relate la déportation dont ont été victimes de nombreux Estoniens durant la Seconde Guerre Mondiale. Beau et poétique, Crosswind (en salles ce mercredi 11 mars) propose une expérience très singulière et révèle un talent à suivre. Entretien avec son réalisateur…
Votre grand-père a été emprisonné durant la Seconde Guerre Mondiale. Est-ce que ce lien personnel a été le point de départ pour faire Crosswind ?
Oui. Quand j’étais plus jeune, mon grand-père m’a raconté des histoires à ce sujet. Du coup cela m’était familier et pas du tout étrange. Quand j’allais le voir, il me disait souvent qu’il avait une histoire à me raconter et qu’il me donnerait un bonbon si je l’écoutais. Alors je m’asseyais, et j’écoutais ses histoires sur la guerre, sur ce qu’il a vécu, sur les Juifs, et cela a indubitablement nourri le film. C’était finalement logique pour moi de réaliser un film sur un sujet aussi familier.
Aviez-vous imaginé que le tournage serait si long ?
Ah non ! J’espérais qu’il dure 1 an ! (Le tournage a duré 4 ans, ndlr)
Comment reste t-on concentré sur son sujet pendant un tournage aussi long ?
C’est plus facile de maintenir cette attention quand on est passionné par ce dont on parle. Ce qui a été dur, c’était de motiver une équipe de 50 personnes pendant 4 ans. On a souvent préparé des scènes qui ont finalement été annulées une semaine avant le tournage, par problèmes d’argent ou simplement de conditions climatiques. A un moment, ça devient dur de dire à l’équipe : « cette fois, c’est la bonne ». Je n’avais pas le temps de me démotiver moi-même parce que j’étais responsable des autres.
Comment expliquez-vous qu’il s’agisse du premier film traitant de la déportation estonienne ?
C’est assez facile en fait. L’Estonie est indépendante depuis le début des années 90. Avant cela, le pays était sous occupation soviétique. Et sous le régime soviétique, ce n’était pas autorisé de parler de la déportation estonienne. C’était un tabou, et si on le brisait, on était envoyé en prison. Mais après l’indépendance, l’industrie du cinéma était détruite. L’argent venait de Moscou et au milieu des années 90, c’était très dur de produire un film. L’autre raison c’est que les réalisateurs plus âgés étaient liés à ces événements, parce que leurs parents les plus proches l’avaient connu. Ca restait un sujet délicat. Je fais partie de la première génération à être un peu plus éloignée de ce sujet. C’était plus aisé pour moi de saisir cette histoire et de travailler sur la forme. Bien sûr, le sujet est dur et reste délicat à aborder en Estonie. Parce qu’on ne savait pas encore comment en parler.
Pourquoi ce choix du noir & blanc ? Avez-vous jamais envisagé de tourner votre film en couleurs ?
On n’a jamais envisagé de tourner en couleurs, et ce pour une raison simple. J’avais l’habitude de ces vieilles photos qui étaient dans l’album de mes grands-parents : des photos en noir & blanc. Ces souvenirs sont pour moi en noir & blanc. Je ne voulais pas détruire ces souvenirs. L’idée était d’être authentique, de recréer d’une certaine manière ces photos tout en se baladant à l’intérieur. On a travaillé sur la lumière, les ombres, les textures. Je craignais de rendre le film plus séduisant avec des couleurs. Je n’imagine pas mes personnages portant un pull jaune ! (rires) Peut-être que le sujet est trop dramatique pour le filmer en couleurs.
Comment avez-vous collaboré avec votre directeur de la photographie sur le visuel de votre film ?
On a d’abord beaucoup exploré les livres et les images qui pouvaient nous servir. On a fait de longues sessions durant lesquelles nous échangions des images. J’ai apporté tous les livres imaginables sur la peinture et les sculptures. Comment la lumière était utilisée dans telle peinture, pour quel effet sur le visage ? Ce qui était important avec les peintures et les sculptures, c’est qu’elles présentent des sujets en mouvement tout en étant fixes. Ça a été une énorme inspiration pour nous. Pour la caméra, on a établi des règles (théoriques, la plupart du temps), et on a essayé d’être clairs en amont. De quel sentiment parle t-on, et comment l’exprimer ? Le sentiment est venu avant toute chose. Comment exprimer le deuil ? C’était comme une carte des sentiments. On n’avait pas de scénario, mais on savait qu’on voulait explorer 13 sentiments, et que l’histoire serait racontée par ces émotions. Chaque action devait représenter un sentiment. Ça n’est pas une façon de faire très traditionnelle.
Vous êtes jeune, c’est votre premier film et vous n’aviez pas de scénario. Etait-ce difficile de produire un tel long métrage ?
Oh oui ! Personne ne voulait donner de l’argent. J’avais 23 ans au début du tournage. Quand le producteur a cherché de l’argent pour que ce réalisateur de 23 ans fasse son film avec 700 acteurs, personne n’a bougé. Ca a plutôt ricané, genre « On va te donner 5€ ! ». Même pendant le tournage, on nous disait que tout cela était bien beau mais que ça ne ferait pas un film. Pour le producteur, ce fut un cauchemar. Comme on n’avait pas de script, on n’a pas pu demander d’argent. J’ai essayé d’en écrire un mais c’était impossible. Il fallait décrire tout ce que l’on voit, ça n’avait pas de sens avec l’histoire telle qu’on voulait la raconter. Les premières secondes faisaient déjà plusieurs pages. Un cauchemar !
J’ai eu le sentiment que la voix-off et les mouvements de caméra créaient une sorte de courant de conscience. Etait-ce votre intention ?
Oui, c’était totalement l’intention. Quand j’ai rassemblé les lettres qui allaient servir au film, je suis allé sur une petite île sans électricité. J’ai passé mon temps à assembler ces lettres pour qu’elles ne fassent qu’une. 60% viennent d’une seule femme, le reste de diverses lettres d’archives et de biographies. On a beaucoup répété ensuite avec mon actrice qui avait un coach pour bien placer sa voix, avec toutes les nuances dont on avait besoin selon les situations.
On entend de temps à autres des chuchotements en estonien. Que signifient-ils ?
Nous avions un monteur sonore, mais pas d’ingénieur du son. Je suis allé en Finlande pour en rencontrer un, qui m’a dit qu’il adorerait travailler sur le film. Il a eu cette idée de bruit de vent, comme un souffle qui sortirait de la bouche des personnages. J’ai proposé qu’ils chuchotent le nom de personnes déportées. Il existe un livre en Estonie avec le nom des différentes personnes qui ont été déportées. J’ai pris certains de ces noms et les ai arrangés de façon à ce qu’ils ressemblent à un poème.
Avez-vous eu de la post-production à effectuer pour parfaire l’aspect de tableau vivant du film ? Avez-vous eu recours aux effets spéciaux par exemple ?
Pas du tout, tout a été réalisé lors du tournage. Les seuls effets spéciaux qu’on a eus, c’était pour recréer des montagnes que nous n’avons pas en Estonie.
C’était important pour vous de ne pas utiliser d’effets spéciaux ?
Oui. Je déteste la 3d par exemple. Enfin, c’est très bien qu’elle existe pour certains films du type Le Hobbit etc… Mais je préfère une approche plus traditionnelle. J’aime être confronté à des défis compliqués sur le tournage et devoir trouver des solutions. De la même manière, j’aime les plans longs. J’aime cette façon de saisir le moment, de saisir un sentiment. Si l’on coupe sans cesse et qu’on utilise trop d’effets spéciaux, on perd cela. Sinon, autant faire des dessins animés.
Vous avez parlé de peintures mais avez-vous trouvé l’inspiration dans d’autres films par exemple ?
Non pas vraiment. On ne voulait surtout pas copier d’autres films, ça n’avait pas vraiment de sens sur un tel projet. Néanmoins, nous avons eu deux inspirations. Il y a eu Michael Haneke et son utilisation de la peur : la peur sociale, la peur intime, la peur de perdre quelqu’un etc. Et il y a eu Bela Tarr avec Le Cheval de Turin : quelle est l’essence de ces plans longs dans lesquels il ne se passe rien et qui pourtant sont intéressants.
Quel est le premier film dont vous gardez un souvenir fort?
Je n’en ai pas un en particulier. Mais j’ai un souvenir fort à vous raconter malgré tout. Quand j’avais 7 ans, je vivais dans une ferme au cœur de la forêt, autour de Tallinn. Mes parents m’ont emmené à la capitale pour aller au cinéma. J’ai le souvenir précis de ce que j’ai ressenti quand je suis entré dans ce cinéma de 700 places, avec un très grand écran. J’étais émerveillé de voir ce lieu si sombre en pleine journée, de voir la taille de l’écran. D’imaginer des gens qui viennent s’y asseoir dans le noir ! Le film était… Ace Ventura. (rires) Je ne me souviens plus du film, et les sous-titres allaient trop vite pour moi probablement (les films ne sont pas doublés en Estonie). A part ça, je me souviens, au sujet des films que je voyais à la télé, que j’étais fasciné de voir des choses fausses qui me paraissaient si réelles. Je savais que ce que je voyais n’était pas réel, mais je ne comprenais pas comment elles pouvaient avoir l’air si vraies. Notamment dans les films d’horreur.
Y a-t-il des réalisateurs que vous admirez particulièrement ?
Pas vraiment là non plus mais j’ai aussi une histoire. A peu près au même âge, notre institutrice a demandé, un vendredi soir, de préparer un petit devoir pour le lundi : nous devions décrire notre chanson préférée. Mais je n’en avais pas une en particulier ! Ma mère m’a acheté une cassette (parce qu’on devait venir avec la chanson) et a décidé, après avoir mis la cassette dans notre lecteur, que le prochaine qui passerait serait ma préféré. Ce fut un bide total ! (rires) C’est resté « ma chanson préférée » même si je ne l’aime pas spécialement. J’ai un problème similaire avec les réalisateurs : c’est difficile pour moi de n’en citer qu’un.
Et sinon, quelle était cette chanson ?
(rires) Oh, une très mauvaise chanson estonienne un peu folk !
Avez-vous déjà un nouveau projet ?
Oui, j’ai une idée et j’essaie de voir comment la réaliser. Peut-être ici. Ce sera difficile de tourner ce projet en Estonie, ça me semble plus approprié ici à vrai dire. Ce sera un jeu formel avec des règles strictes. J’aimerais cette fois que le tournage dure 1 à 2 semaines. Et ça demande de la préparation.
Entretien réalisé le 9 mars 2015. Un grand merci à Matilde Incerti.
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